Une contribution de babel.
Le titre est de la blogueuse.
Photo : Merci à Luc Bersauter. http://www.bersauter.com/
C’est un temps qui dure encore un peu ici et là. Il n’y en avait que pour le guitariste. Les plus rusés passaient la première heure à gravement
accorder l’engin, si possible dit « Folk », entrecoupant chaque couinement d’ébauches de conversations à demi sans importance, mais qui retardaient d’autant plus l’heure de vérité, en laissant
l’ivresse bue ou fumée, l’habiller de rêves. Il n’y en avait que pour le guitariste, romantique, quattrocento angélique, raphaélique, pape de musique pop, pope de scopitones.
D’autres s’échinaient à la cuisine à faire des tartines. De vraies tartines avec du pain. D’autres tartines de couleurs, de mots. Dans leur cas, copier n’était pas jouer : interdit. Alors, aussi
jeunes que rageurs, car il n’y en avait que pour le guitariste, ils l’écoutaient finalement attaquer le crépi de la maison bleue. Fréquemment les accords ou la voix, si ce n’est les deux avaient
besoin d’échauffement, ou alors c’était la fumée. Oui, en ce moment, il travaillait sur une chanson, une écrite par lui « mais non, tu vois, c’est pas au point encore, mais attends j’en ai appris
une super des Qui, ou de Reine, tu sais ? » Les excuses, il n’y en avait que pour le guitariste. Après trois ou quatre tiers de cinq chansons, on entendait un soupir, les boucles d’une besace et
un froissement de pages. Et à nouveau, il accordait sa guitare, tandis que la fumée des bidis – « non non Msieur, que c’est de l’eucalyptus indien » – se mêlait aux hennés dans les cheveux des
filles.
À la cuisine, il n’y avait plus de tartines. Pas moyen d’écrire dans cette ambiance, surtout quand on ne peut recopier simplement une ou deux pages de Verlaine, et qu’il est injurieux de
souligner la niaiserie de chansons qui affirment que, je cite, « Elle a un titre de transport, mais s’en moque », ou bien « que si je suis tout seul, tout triste, Maman Mary vient à moi : ainsi
soit-il », ou bien cette ultime rébellion : « Oh toi, je vais te dire quelque chose : je veux te prendre la main ». D’autant que chantées dans la pièce à côté, toutes les paroles étaient
traduites en yaourt. Ainsi, il n’y en avait que pour le guitariste.
J’ai brûlé ou perdu tout ce que j’avais écrit alors, mais conservé en mémoire certaines trames que j’ai reprisées plus tard, quand il n’y avait plus de guitariste.
Il faut dire qu’avec l’âge, les temps donnent l’illusion de changer. Soudain, l’intérêt se porte aussi sur celui et celle, qui tentent de peindre, de danser, d’écrire. Les cheveux ont perdu en
volume et couleurs lorsque ces deux ont signifié le conformisme. Beaucoup de guitares furent rangées pour cause de c’est la vie. Les stylos servirent à rédiger des lettres de motivations. Les
pinceaux relégués au dimanche, puis à Pâques ou la Trinité. Ziggy Stardust est mort dans les bras d’un dandy qui l’a porté jusqu’aux poussières d’étoiles. Lassés de devenir des chiens, les
Laquais ont laissé leur iguane vivre sa vie. Lou Reed a adopté la silhouette sombre d’un instrumentiste immobile déversant ses poèmes sur six cordes tendues sur un manche sans aucun relief.
Quelques tombes fleurissent des accords de regrets Le Velours Souterrain s’est retrouvé tendu sur les sièges d’une buvette, « Chez Guevarra », où les fils de famille peuvent s’encanailler sans
risque, abrités par l’icône d’un ministre de la justice sanguinaire devenu christique, mais aussi beau qu’un guitariste à cheveux longs.
Cependant, les temps ne donnent que l’illusion de changer. Dans les groupes de lycéens et d’étudiants assis dans le parc, regardez bien : il n’y en a que pour le guitariste.