Rencontre avec
Elisabeth Hardouin-Fugier, Professeure des Universités, historienne de l’art et des mentalités.
Elisabeth Hardouin-Fugier publie son 40° livre La corrrida de A à Z . Cet ouvrage est le 4° sur la corrida, depuis le Que sais-je de la corrida (1995, avec Eric Baratay) jusqu’au Bullfighting, a troubled history, (London, Reaktion Books, 2010) ------L’auteure a aussi développé plusieurs thèmes à la fois picturaux et culturels, la peinture mystique ou la peinture de fleurs. Plusieurs dictionnaires, tels que le Dictionnaire historique des étoffes et Les Objets de dévotion (2005) sont des outils de travail reconnus.
Comment êtes- vous arrivée à l’animal ?
Toutes mes recherches visent à éclairer un sujet au feu croisé des facteurs culturels. La peinture de fleurs, par exemple, qui m’a occupée dix ans, part évidemment des œuvres et de leurs auteurs, mais prennent en compte les professeurs (j’ai étudié les élèves de Redouté, the pupils of Redouté, 1985), les pressions sociales qui inscrivent ces artistes dans l’histoire du féminisme, : l’exclusion des femmes par les écoles des Beaux-Arts, les vouent à la botanique. Mon livre le Peintre et l’Animal dans la peinture du XIX° siècle souligne l’appropriation de l’animal par l’homme et note l’absence d’images dérangeantes : la célèbre Rosa Bonheur va à l’abattoir pour y apprendre l’anatomie, mais reste aveugle aux procédés cruels de l’époque.
Et comment en êtes-vous arrivée plus précisément au thème de la corrida ?
J’ai été invitée au Second rassemblement mondial contre la violence à Montréal, parce que personne n’avait voulu traiter la violence sur l’animal. Je me suis alors interrogée sur la corrida, que je connaissais mal. J’ai interrogé les physiologistes, les éthologues et les sociologues à ce sujet, qu’alors je connaissais peu. J’ai décidé de m’y initier, d’apprendre à lire l’espagnol et d’étudier la corrida sous tous ses aspects. J’ai publié (avec mon jeune collègue historien Eric Baratay) un Que-Sais-Je sur la corrida. Autour de 2000, les connaissances en anthropologie, et en éthologie animale se sont énormément enrichies, en particulier par des traductions de Canetti ou de Sofsky, et j’ai voulu profiter de ces apports Mon éditeur anglais, Reaktion books, appréciant cet aspect « cross cultural » m’a, demandé un nouvel ouvrage incluant l’Amérique latine et une très belle illustration (Bullfighting, a troubled history). Ma position est celle de l’historien. Je fournis aux lecteurs des renseignement précis peu ou pas publiés, (comme les autopsies des taureaux combattus), je rassemble des textes d’auteurs de toutes époques pour montrer l’évolution des mentalités, je pose les principaux problèmes. Sans pouvoir être exhaustive, mon enquête propose, afin qu’ils puissent choisir leur position en connaissance de cause.
Que pensez-vous de l’abolition des corridas ?
De toute évidence, la corrida accuse un décalage de plus en plus grand avec les mentalités actuelles. La définition de la corrida par Simon Casas (citée de mémoire) « L’humanité est née dans un bain de sang, la corrida n’est qu’une goutte de plus », annonce clairement que la corrida s’inscrit dans une violence terrifiante dont aujourd’hui on a pris conscience. A présent, on sait que cette sinistre perspective n’est nullement inéluctable. La corrida, parodie des exécutions publiques avec supplice ; apparaît donc comme inacceptable, et donc destinée à disparaître. Par ailleurs, les sciences nous confirment une proximité extraordinaire entre l’homme et l’animal, si bien que la torture ludique d’une bête semble plus que jamais intolérable.
A son sujet, peut-on parler de « tradition » ?
Il est hélas vrai que l’homme, depuis des siècles, semble avoir pris du plaisir à blesser des animaux. La corrida récupère des procédés de guerre, de combat et de chasse anciens, et des armes déjà démodées. Ce spectacle combine habilement les blessures que provoquent sur le taureau dix-sept armes. Le spectacle payant, enfermé dans un local privé, est alors très lucratif. Sous l’alibi de la bienfaisance, la corrida est considérée par le roi comme un « impôt volontaire » dont profitent en fait la royauté et l’Eglise. Cet apport financier la maintient malgré l’opposition presque unanime des philosophes et administrateurs. La corrida est l’un des premiers spectacles de masse de la nouvelle économie capitaliste, techniquement fixé dans un traité (1796). En France, la tentative d’implantation par le dictateur Napoléon III de 1853, se termine par une faillite. La corrida dite espagnole ne se répand guère avant la fin du XIX° siècle. L’expression « « implantation ou importation espagnole assez ancienne » me semble plus juste. Les jeux taurins français antérieurs, parfois cruels, parfois ludiques, ne peuvent s’assimiler à la corrida. De plus, asseoir une loi sur la tradition est un procédé juridique aberrant. Les associations opposées à la corrida proclament avec raison : « La tradition est tout sauf une excuse ». C’est une grande première que les députées G. Gaillard (PS) et M. Marland-Militello (UMP) aient déposé à l’Assemblée Nationale française une proposition de loi visant à interdire la corrida en France.
Depuis l’interdiction en Catalogne, comment envisagez-vous l’avenir en Pays Basque et en France ?
Le sujet a soulevé partout dans l’Hexagone un vif intérêt. Depuis la fin de la guerre, les français ont été mal informés ou désinformés par une publicité constamment dirigée par ses partisans et saturés d’images limitées aux apparences flatteuses : beaux gestes, tenues scintillantes, lumière attractive et monuments antiques grandioses. Les milliers de signatures d’opposants catalans leur a révélé une autre réalité que transmet aussi l’internet. Les connaissances renouvelées qu’apportent les scientifiques sur l’animal rendent impossible d’ignorer les souffrances qui lui sont infligées.
« Pour vous, l’auréole artistique autour de la corrida est elle un alibi ? ».
On ne peut nier que la corrida ait de belles apparences. Les costumes scintillent sous la lumière méditerranéenne, même si leurs accumulations de passementerie sont d’une répétitivité obsessionnelle. Les matadors, jeunes et beaux, prennent de belles attitudes, certains manient la cape jaune d’or et fuchsia avec une habileté remarquable. Autrefois, en Espagne, le public constituait un attrait supplémentaire par ses costumes, en particulier féminin. L’ambiance générale, la musique, la participation du public peuvent plaire. Un décor flatteur peut masquer la réalité des blessures infligées à l’animal. En aucun cas, ce décor ne doit être pris pour une démarche artistique. Il manque l’essentiel, la transposition de la réalité, sa transcendance, qui créent ce que Cézanne appelait un « monde parallèle », au-delà de la réalité elle-même. Le spectacle du sang génère souvent une émotion, non assimilable à une démarche artistique. Des artistes ont représenté la corrida, ou s’en sont inspirés. Les œuvres valables ne sont pas très nombreuses, dans une masse énorme de productions commerciales médiocres. Certains peintres andalous, le sachant, ont même quitté Séville pour éviter de tomber dans cette masse. Enfin et surtout, jamais une œuvre artistique ne peut servir à justifier le sujet représenté. Ainsi, la scène abominable d’une crucifixion avait suscité une foule d’œuvres superbes. Sans crucifixion, l’humanité aurait été privé des Trois Croix gravées par Rembrandt. Pour cette raison, va-t-on rétablir la peine de mort par crucifixion ? On peut appeler néronisme la démarche de ceux qui suscitent une corrida pour inspirer une œuvre d’art, à l’exemple de Néron mettant le feu à Rome dans l’espoir que le spectacle de l’incendie lui inspirera une belle œuvre. Donc, la mise à mort effective d’un animal dans une habile mise en scène peut émouvoir un spectateur, mais la corrida n’appartient pas au domaine artistique, ni par ce spectacle, ni par les représentations même intéressantes qu’en ont donné des artistes.