Une contribution de Jean-Claude Touzeil
Ce matin-là, le père Noël était bien tracassé…
Il faut dire que la terre ne tournait plus très rond : il pensait qu’il s’agissait sans doute d’une roue voilée ou qu’il y avait un peu trop de jeu dans les soupapes de sécurité, ou encore que les fuites suspectes dans les réserves stratégiques n’avaient pas dû s’arranger.
En plus de ça, impossible d’ignorer les deux ou trois guerres toujours en train de mijoter, les maladies en voie de développement dans les pays du même nom, les promesses de tsunamis et autres catastrophes potentielles, dites naturelles.
Sans parler de la médiocre qualité de l’air ambiant ni de celle de l’eau du robinet, ni des gaz nocifs qui continuaient à creuser le trou de la Sécu et celui de la couche d’ozone, sans évoquer davantage l’inéluctable réchauffement de la planète, déjà visible à travers la fonte des glaciers ou l’aspect squelettique des ours polaires.
Bref, c’était la routine des calamités ordinaires, pas de quoi fouetter un renne !
Alors, pourquoi donc le père Noël se faisait-il du mouron ?…
Bien sûr, les sondages étaient pessimistes quant aux chances de son poulain dans la troisième au quinté plus, les pronostics largement défavorables à son chouchou pour les présidentielles, les prévisions météorologiques carrément apocalyptiques pour l’été prochain dans sa station balnéaire préférée.
Bien sûr encore, les hirondelles étaient désormais moins nombreuses quand revenait le printemps, les abeilles devenaient folles après avoir butiné les colzas, perdaient le sens de l’orientation et donnaient du miel plus proche de la mélasse que de l’ambroisie, les renards s’approchaient des habitations et venaient même parfois faire les poubelles.
Bien sûr enfin, des milliers de gens continuaient à mourir de faim dans de nombreux pays déshérités dans l’indifférence générale alors que, sur les trottoirs des villes les plus riches, on voyait de plus en plus de monde faire la queue pour avoir une soupe chaude et ne plus dormir dans des cartons.
Mais bon, le père Noël avait de la bouteille et le mental blindé. Autrement dit, il en avait vu d’autres…
Alors, alors, qu’est-ce qui n’allait pas ?
Eh bien, c’était plus profond, plus psychologique, voire plus existentiel : c’est que, comme chaque année, il devait distribuer ses jouets à tous les enfants sages de par le monde. Et c’était devenu une denrée rare, les enfants sages !
Il n’allait quand même pas offrir une mitraillette en plastique à ceux qu’on obligeait à devenir soldats dans leur pays et qui maniaient déjà la kalashnikov avec dextérité, ni une grue téléguidée à ceux qui, du matin au soir, extrayaient du métal précieux dans les mines. Pas question non plus de poupée Barbie pour les fillettes qu’on envoyait se prostituer dans les bars ni de machine à coudre miniature pour celles qui s’usaient les yeux toute la journée sur d’énormes métiers à tisser.
Mais, heureusement, le père Noël n’était pas père Noël pour rien.
Il décida d’employer les grands moyens et sortit de sa poche sa fameuse éponge à effacer les malheurs du monde ! Il se mit à frotter énergiquement toute la surface du globe en tournant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
Aussitôt, un changement complet s’opéra sur la terre...
D’un bout à l’autre de la planète, par-dessus des frontières devenues inutiles, les gens s’interpellaient, se saluaient, fraternisaient, s’embrassaient… On parlait instantanément une langue universelle qui permettait de se comprendre entre les hommes et même de communiquer sans aucun problème avec les animaux… Les maisons, les bureaux, les transports, les usines, tout fonctionnait maintenant grâce à des énergies plus douces les unes que les autres. Un ingénieux système de miroirs gigantesques captait l’inépuisable source du soleil, équitablement redistribuée à toutes les latitudes. Par ailleurs, on avait systématisé et développé l’usage des éoliennes qui faisaient maintenant partie du paysage.
Chacun travaillait pour le bonheur de l’autre. L’argent avait disparu et, avec lui, toutes les turpitudes. Dans les stades, plus de tricherie ni de doping, les notions de compétition et de supporter étant tombées en désuétude… Plus de pauvres ni de riches, plus de conflits entre les générations, plus de querelles de voisinage, plus de luttes fratricides, plus de racisme, plus de guerres de religion, plus de réfugiés errant sur les routes, plus de complots, plus de
corruption, plus de prison, plus de police, plus d’armée ! Plus de zoos, plus de gardiens, plus de poulets élevés en batterie…
Dans les champs poussaient des légumes oubliés depuis longtemps dont les vertus énergétiques étaient pourtant considérables. De place en place, on laissait des espaces libres où la nature s’en donnait à coeur joie pour nous régaler d’espèces jadis jugées comme des mauvaises herbes. Les arbres avaient repris de l’ampleur, ils étalaient majestueusement leurs branches au-dessus des prairies et donnaient des fruits nouveaux dont la saveur était
étrange et inconnue. Sous leur ombrage, des artistes présentaient des oeuvres éphémères et libérées de toute contingence commerciale, dans lesquelles chacun se retrouvait. Ainsi pouvait-on entendre des musiques célestes qui traversaient tout le corps et apaisaient votre âme. De la même façon, on regardait des peintures qui littéralement vous hypnotisaient, on approchait des sculptures si belles qu’on ne pouvait s’empêcher de les caresser. On lisait des poèmes qui vous remuaient pour la vie entière…
Des fleurs, du respect, de l’amour et du soleil pour tout le monde !
Dans l’euphorie générale, une rangée de gigantesques sapins de Noël illuminés grâce à des piles photovoltaïques fut érigée pour matérialiser les lignes de l’équateur, des tropiques et des méridiens. Pour mieux apprécier le spectacle avec le recul nécessaire, on organisa une grande tournée dans l’espace au milieu des étoiles avec les fusées d’une compagnie locale qui avait opportunément opté pour un carburant révolutionnaire, fournissant une énergie silencieuse et respectueuse de l’environnement. Et dans tous les satellites de notre bonne vieille terre ragaillardie, les auberges intergalactiques servirent du vin chaud toute la nuit…
En serrant machinalement son éponge au fond de sa poche, le père Noël
se demanda s’il n’y avait pas été un peu fort…