Une contribution de Daniel Labeyrie
Des nèfles...des broutilles...
Décembre cette année-là rimait avec grisaille : le soleil ne parvenait pas à faire montre d'un moindre rayon. Des tas de feuilles amoncelés par les bourrasques quotidiennes faisaient des monticules arrondis sur lesquels quelques escargots téméraires donnaient de la corne pour se frayer un passage dans ce dédale scabreux en décomposition.
Le néflier qui poussait à l'ombre d'un platane s'était débarrassé de son maigre feuillage : ne demeurait sur les branches qu'une vingtaine de nèfles de petite taille. Comment cet arbre fruitier s'était-il installé là ? Mystère.
Délicatement cueillies une à une par un après-midi de décembre, elles furent déposées dans une assiette dans l'attente d'un lent mûrissement.
Ce fruit presque oublié n'encombre pas les étals: parfois en rencontre
t-on au hasard d'un marché de province.
Le néflier vient de loin, même de très loin, son origine serait le Caucase voire l'Arménie. Quand on parle de nèfle, le froid, la neige, les frimas nous viennent à l'esprit pour ce dernier fruit de l'année.
La nèfle n'a guère une bonne réputation, son goût sensiblement aigrelet décourage, rebute les palais délicats ; j'en connais qui recrachent avec dégoût ce fruit déprécié, oublié que l'on consomme pourri.
Au bout de quelques jours, les nèfles ont quitté peu à peu leur parure vaguement ocre pour habiller leur peau rugueuse de la couleur du froc des franciscains : elles étaient donc à point pour la dégustation.
Les cinq noyaux qui la composent tiennent une bonne place mais je ne vous dis pas la saveur de la chair qui agrémente ce fruit unique au monde ! Un véritable délice !
Au fil des jours la célébration de la nèfle était devenue un rituel face aux averses incessantes qui fouettaient sans vergogne le verger et la maison.
Une petite dernière prit son temps pour arriver à maturité voulant peut-être profiter un peu plus longuement du confort de la maison.
Solitaire, dérisoire, infime, au milieu de quelques pommes, elle se ratatina mais quand elle fut à point, mon Dieu, ce fut une apothéose lorsque sa chair se promena sur les parois de mon palais !
Soudain, un parfum d'enfance remonta, des saveurs, des parcelles d'un passé lointain ressurgirent comme par enchantement... Notre père menant boire ses vaches... Notre grand-père penché sur un carré de salades... La soupière fumante sur la table de la cuisine... Les lits glacé des nuits de grand froid...Des lambeaux de brume accrochés à la cime des platanes... La chevêche hululant sa complainte sur la cheminée...
Tout cela si loin et si proche dans le cœur de la dernière nèfle...