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8 mars 2014 6 08 /03 /mars /2014 09:00
Mary Magdalene, Rogier Van der Veyden.

Mary Magdalene, Rogier Van der Veyden.

G

Maite dutanari.

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Jacqueline Kelen

La beauté est une manifestation privilégiée de Dieu.

Anne Ducrocq

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N. C. : Quels sont les premiers mythes que vous ayez rencontrés personnellement ?

J. K. : Je ne me destinais pas à l'écriture mais à l'enseignement. La vie en a décidé autrement. Deux sujets se sont imposés à moi, en songe : Salomé et Marie Madeleine. Je fus d'abord fascinée par les récits de David face à Goliath, de Judith et Holopherne ou encore de Salomé avec Jean Baptiste. Ce thème de la décapitation m'intriguait et me troublait, j'ai mis quelque temps avant de comprendre qu'il s'agissait d'un rituel d'initiation, avec passage du seuil, soumission du mental, coupure irréversible... En travaillant sur ce sujet, je me suis retrouvée en plein mythe du Graal ainsi que dans la littérature alchimique : la tête coupée, caput mortuum (ou tête de corbeau), désigne en effet l'Œuvre au noir, première phase de l'œuvre alchimique... Pour me libérer de ces images, pour les éclairer aussi, je me suis mise à écrire, bien que ce projet soit resté inachevé.

N. C. : Vous avez écrit une trentaine d'ouvrages, dont certains sont traduits jusqu'au Japon ou en Corée. La femme, son mystère et sa vocation reviennent toujours...

J. K. : Mon second rendez-vous personnel avec les mythes s'est fait à travers le personnage de Marie Madeleine. Élevée dans la religion catholique, on me l'avait présentée comme une prostituée et une pécheresse repentie. Or, les poètes et les peintres la montraient comme une reine... Je ne comprenais pas où avait eu lieu la scission et j'ai cherché du côté des Évangiles apocryphes, très difficiles à trouver à l'époque, car interdits par l'Église de Rome. Dans ces lectures, j'ai rencontré une femme de lumière, éveilleuse, une femme qui avait part à la Connaissance spirituelle.

Dans les Évangiles officiels, Marie de Magdala garde le silence, mais dans les Évangiles secrets, elle transmet une parole prophétique, c'est-à-dire impérissable, toujours verdoyante, une parole qui fait danser les montagnes... Alors jeune éditeur, Marc de Smedt a eu un véritable coup de cœur pour mon manuscrit et l'a publié en 1982. Je lui en garde une immense gratitude. Marie Madeleine a le rôle difficile, sans cesse contesté, d'éveiller le cœur de l'homme et c'est, pour moi, la nature profonde de la femme. Inlassablement, celle-ci doit parler et témoigner dans sa chair de l'amour. De cet amour qui se rit du temps et de la dégradation, qui est connaissance et ouverture à l'infini.

N. C. : L'amour, celui qui “élargit l'espace de notre tente”, pour paraphraser Isaïe, est votre grand thème...

J. K. : C'est la question essentielle et la source de toutes choses !... Aujourd'hui, trop de femmes ne cherchent plus l'amour mais un homme dans leur vie. Aimer fait peur, c'est une expérience qui envahit tout l'être, le bouleverse, le déborde et le dépouille. Comme le disait Thérèse d'Avila : “L'amour est dur et inflexible comme l'enfer”... Ainsi, Marie Madeleine croit absolument et aime absolument. Il n'y a pas ici de demi-mesure. Elle aime Jésus jusqu'au bout, même lorsqu'il est bafoué, trahi, agonisant et défiguré sur la croix. Elle est fidèle à cet

amour, follement fidèle. Comme elle, j'ai le sens de l'amour total, donné une fois pour toutes. Si l'amour vient du cœur, s'il est mieux qu'un sentiment, un engouement et un désir physique, il dure par-delà le conflit, la séparation, le trépas. Aimer est une grâce et une gravité.

Mais prendre le risque de l'amour, ce “beau risque”, comme le disait Socrate à propos du mythe, agrée aux cœurs libres.

Une femme, tout particulièrement, devrait inviter à cette aventure chevaleresque et à cette passion qu'est l'amour. Quand on considère le code de le Fin'Amor (“parfait amour”) des xiie siècle, quand on lit les poèmes et les romans courtois du XIIe et XIIIe siècles ainsi que les récits mystique des Fidèles d'Amour persans, c'est toujours la Dame - une femme “sage et belle”, autant dire éveillée - qui inspire et oriente chevaliers et troubadours dans leur quête.

La Dame est la manifestation d'un amour infini, céleste, elle en est aussi la médiatrice.

Toute femme devrait être consciente de ce rôle souverain. De nos jours, on a tendance à oublier que l'amour humain est d'abord une union mystique des âmes et des esprits.
Ensuite seulement, et comme de surcroît, l'union des corps peut s'accomplir, tels un cantique et une prière. En s'affairant uniquement dans le sexuel, notre époque a tout inversé et tout saccagé ! Selon le Fin' Amor, né en pays d'Oc, les amants courtois vivent le « long désir », une approche infinie où jouent les affinités du cœur et des rêves : ils ont tout le temps puisque l'amour est éternel ! Dans cet art d'aimer - qui n'est pas révolu - il y a toujours trois présences : l'homme, la femme et le mystère de l'amour. Il y va de notre honneur de nous rendre digne de ce mystère, de nous affiner, de nous élever jusqu'à lui. Pour ma part, je vais au combat sans relâche pour sauver la beauté et le mystère de l'amour. C'est ma tâche de “guerrière spirituelle” qui consiste à répondre de l'Amour en un monde qui le profane et le crucifie...

N. C. : Vous dénoncez la façon dont le monde abîme l'amour, mais vous allez plus loin : dans votre dernier ouvrage, Divine Blessure, vous faites un éloge de la blessure qui rend vivant.

Le ton de votre livre est totalement à contre-courant de vos contemporains qui essaient, par tous les moyens, de se soustraire à la souffrance...

J. K. : Beaucoup d'auteurs ou de conférenciers parlent de réconcilier le masculin et le féminin. Les mythes me proposent autre chose, d'ordre vertical : l'union entre ma nature mortelle, humaine ; et ma nature immortelle, divine. Cette tâche qui nous est impartie ouvre une blessure en nous, nous rappelant une blessure ancienne, ontologique. Or, précisément, profondément, cette blessure est ce par quoi le fini peut s'ouvrir à l'infini. Aussi, je trouve beau de se sentir blessé, c'est-à-dire imparfait, en marche, empli de soif. Aujourd'hui, par crainte d'être accusés de dolorisme, nous refusons tout sens à la souffrance et toute valeur à l'épreuve. Nous voulons être indemnes, protégés de tout. Nous oublions que nous sommes mortels, limités. Vivre est un risque permanent et passionnant, une aventure pleine d'imprévus. Tous les héros des mythes naviguent sur des mers déchaînées, traversent des forêts peuplées de brigands et de monstres, découvrent des territoires inconnus, hostiles... La vie nous demande confiance, ardeur et humilité. Il n'y a pas de chemin de maturité sans épreuves. Celles-ci sont autant de portes, autant de rencontres qui nous forgent et nous enseignent. Pour moi, une “belle vie” ne consiste pas en une succession de bonheurs, de plaisirs ou de gratifications. C'est une vie remplie de toutes sortes d'expériences, de souffrances comme d'espérances, c'est une vie intense, entière. Avoir une “bonne vie”, c'est tout embrasser, ne rien rejeter, c'est avoir envie de tout bénir, de tout serrer sur son cœur...

N. C. : Votre vision de la vie est à la fois passionnée et apaisée. Êtes-vous détachée de toute peur ?

J. K. : Je m'interroge peu sur la peur, probablement parce que, depuis l'enfance et grâce à une vie solitaire, j'ai développé mes qualités de courage et de vaillance. Cela permet de faire face aux épreuves et je n'en ai pas été dépourvue ! Je n'ai en particulier pas peur de la mort. Je l'ai frôlée de très près à trente-cinq ans. Cette expérience m'a allégée, délivrée. Devenir vivant me paraît bien plus important ! La planète se dégrade, le bateau coule. S'il est nécessaire que certains hurlent pour attirer l'attention sur le drame qui s'annonce, il est pour moi plus important de s'interroger sur “que sauver ?”.

N. C. : Quels désirs vous animent, vous tiennent debout ?

J. K. : Je suis un être de désir, portée par le désir lui-même ! Nicolas Flamel parlait du “désir désiré”, qui est entièrement gratuit, sans objet, pure flamme. Notre époque est contradictoire : elle est partagée entre la satisfaction immédiate des désirs que nous propose la société de consommation et la méfiance à leur égard, dans le sillage d'un bouddhisme à l'occidentale. Aucune de ces deux attitudes ne me convient. Je me sens une femme qui brûle et qui est brûlée - par l'amour, par l'étude, par la beauté et la douleur, par les rencontres aussi... Il est important de ne pas passer à côté des grandes rencontres, de ne pas s'y dérober, qu'elles s'avèrent heureuses ou pas. Elles sont peu nombreuses sur le chemin. C'est la raison pour laquelle, en amitié, je fais souvent le premier pas. La rencontre exige attention et disponibilité, elle est une élection. La petite fille que j'étais adorait les surprises et aujourd'hui encore, j'aime l'inattendu, tout ce qui peut surgir et surprendre.

N. C. : Henri Gougaud, qui fréquente les contes depuis des dizaines d'années, avoue avoir des “contes amis” auxquels il reste toujours fidèle. Avez-vous des “mythes amis” ?

J. K. : Certains personnages, comme la reine de Saba ou Shéhérazade, me sont chers, mais il est un mythe celtique du Moyen Âge qui contient tout pour moi, c'est celui de Mélusine.

Il y est question de l'amour et de son lien au mystère, au secret, à la dignité, à la solitude. C'est l'un des rares mythes qui évoquent l'histoire conjugale. En effet, le mythe s'intéresse à la quête de soi, non aux formes sociales et temporelles.

Ainsi, une fois le héros réalisé, libre à lui d'être ermite, marié ou en communauté. De même, les notions de maternité et de paternité sont rarement évoquées. La femme-fée Mélusine illumine l'existence de son époux, Raymond de Lusignan. Elle lui a promis de le rendre heureux et prospère, riche et respecté de tous, mais le mariage repose sur un pacte : elle demande une journée pour elle seule, le samedi. Cette condition est judicieuse : l'amour n'est ni la confusion ni la promiscuité, et la vie conjugale doit respecter, et même révérer, le secret et la solitude de chacun des époux. Notre époque se déroule sous le signe de la collectivité, mais l'aventure de conscience, de la quête spirituelle, ne peut se vivre que sous le signe de la singularité.

Un jour, assailli par le doute, le seigneur Raymond de Lusignan rompt l'interdit du samedi et cherche à surprendre le secret de Mélusine. Un peu plus tard, il tiendra des propos insultants à son égard. Mélusine, qui veillait sur cette distance d'étrangeté, d'émerveillement entre eux, va déployer ses ailes et quitter Raymond pour toujours. Leurs adieux, inépuisables, me font toujours monter les larmes aux yeux. Ils ne se combattent pas l'un l'autre ni ne se déprécient, comme on a tendance à le faire lors d'une séparation, mais, au contraire, ils se chantent et se remercient pour tout ce qu'ils se sont apportés l'un à l'autre. Les êtres nobles se séparent sans renier l'amour, ils se quittent mais l'amour ne les quitte pas...

Je me demande : si certains personnages des mythes se haussent à ce niveau de relation, pourquoi nous, au XXIe siècle, n'en sommes-nous pas capables ? La réponse est terrible : nous n'en avons pas envie ! La perfection, le perfectionnement nous effraient. Au début du XVIIe siècle, John Done, le grand poète métaphysicien anglais, s'interrogeait : “Pourquoi ne meurt-on plus d'amour ?”
C'est la question que je me pose.

Nous sommes mendiants de l'amour et en même temps, nous sommes si avares de signes de tendresse, de gestes affectueux. L'amour ne paraît plus essentiel aux mortels. C'est peut-être pour cela qu'ils restent mortels.

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5 mars 2014 3 05 /03 /mars /2014 09:00
Alain Bauguil et Jean Giono en Garazi.

Comme vous pourrez vous en rendre compte à la lecture du premier lien sous ce texte, j'ai eu à deux reprises  l'occasion et la joie d'accueillir chez moi le comédien Alain Bauguil pour une soirée "Théâtre chez l'habitant".

A la fin de ce mois de février,on m'a proposé de renouveler l'expérience. J'aurais vraiment aimé, mais cette année, cela aurait été trop difficile pour moi, pour bien des raisons d'ordre pratique. De plus, l'échéance-en date du 20 mars prochain-arrivait beaucoup trop vite pour que je puisse trouver le temps et l'énergie d'organiser une telle soirée de manière correcte. Je ne vais pas prétendre que je ne le regrette pas--- J'ai beaucoup aimé organiser ces soirées et, de plus, Alain Bauguil, qui a bien plus d'un auteur dans son sac, me proposait encore un texte de Jean Giono "Le Poète de la famille", extrait du recueil "L'oiseau bagué". Et Jean Giono, c'est depuis la prime adolescence, mon auteur de prédilection.

 

J'ai donc proposé une sorte de "modus vivendi" en mettant Alain en contact avec un nouveau lieu d'accueil artistique sur Saint-Jean-Pied-de-Port, Oihan'art. L'affaire est entendue. Cela ne sera pas à proprement parler du "Théâtre chez l'habitant" mais nous garderons ce côté intimiste et  chaleureux.

 

Donc, rendez-vous le jeudi 20 mars à 20 heures, à Oihan'art, au marché couvert de Saint-Jean-Pied-de-Port ( derrière la Pizzeria). Entrée : 10 euros.

Alain Bauguil dira "Le poète de la famille" de Jean Giono.

Renseignements et réservations : 05 24 34 17 84 et 06 24 31 18 27 .

 

Alain Bauguil et Jean Giono en Garazi.
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3 mars 2014 1 03 /03 /mars /2014 14:16
Ton chant résonne encore---

Le 18 mars à 20 heures aux Écuries de Baroja d’Anglet

l'association Elea Bizi est heureuse de vous inviter à entendre

 

Ton Chant résonne encore…
Concert de poèmes pour voix ,violoncelle et kora


Poèmes de Luce Buchheit ("Que les feuilles

s'envolent" ) et Corinne Leprêtre ("Mythiques"),

recueils parus aux éditions Elea Bizi

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1 mars 2014 6 01 /03 /mars /2014 10:10
Irma Azpitarte Mandiola

Irma Azpitarte Mandiola

L’association Itzal aktiboa et la Municipalité de Saint Jean Pied de Port  ont l'honneur de vous inviter à une conférence intitulée « Rencontre avec des femmes basques remarquables ».

Cette conférence sera donnée par JACQUES OSPITAL, auteur du livre « Figures de Femmes » présentant 18 femmes qui ont compté dans l’histoire du Pays Basque, le vendredi 7 mars 2014 à 18h30 dans la Salle d’honneur de la Mairie de Saint Jean Pied de Port.

Un vin d’honneur suivra à l’occasion de l’inauguration de l’exposition L’Art au Féminin VIII – EmazteArtea Garazin.
L’intention de cette initiative est de faire connaître différentes approches à la création artistique, allant du visuel à travers la peinture sur toile ou la création d’objets physiques, au conceptuel à travers l’élaboration de projets visant à transmettre une pensée ou un message.


 

 

L’exposition L’Art au Féminin VIII, organisée par l’association Itzal aktiboa pour marquer la Journée Internationale de la Femme, montrera les œuvres de sept artistes femmes travaillant en Pays Basque : Irma Azpitarte Mandiola, Béatrice D., Josette Dacosta, Laura Delgado Guillén, Ana Izura, Jacqueline Lebrun et Amaia Molinet Dronda, avec en plus la participation spéciale de Silvia Delgado Álvarez, artiste cubaine.  

 

Son intention est de faire connaître différentes approches à la création artistique, allant du visuel à travers la peinture sur toile ou la création d’objets physiques, au conceptuel à travers l’élaboration de projets visant à transmettre une pensée ou un message.

 

Jacqueline Lebrun et Josette Dacosta font partie du premier groupe. Elles s’inspirent de la nature et de leur environnement pour créer des tableaux abstraits dans lesquels les couleurs et le mouvement attirent l’œil et caressent les esprits. Jacqueline Lebrun vit et travaille à Lécumberry, tandis que Josette Dacosta a son atelier à Saint Jean Pied de Port.

 

Irma Azpitarte Mandiola et Amaia Molinet Dronda, jeunes artistes ayant fait les Beaux-Arts à l’Université du Pays Basque à Bilbao, représentent la deuxième tendance. Toutes deux nous invitent à réfléchir sur les différences qui définissent les relations humaines.

 

Irma Azpitarte, qui vit dans une ferme dans les montagnes près de Markina en Bizkaia, construit ses créations artistiques autour de la tension qui nait de la confrontation entre les objets familiers, comme par exemple un bidon de lait ou un pichet, et une décoration lyrique dont le thème revendicatif est l’amour homosexuel.

 

Amaia Molinet, qui vit à Bilbao, s’intéresse aux frontières qui unissent et séparent les personnes. Dans cette exposition elle présente une étude photographique sur les effets plastiques sur la peau humaine de deux éléments antagoniques : la terre en tant qu’élément naturel et la peinture comme élément artificiel, faisant apparaître ainsi l’interaction entre le blanc et le noir, ou le ying et le yang.

 

Une autre jeune artiste, Laura Delgado Guillén, qui vit en Navarre et étudie les Beaux-Arts à Saragosse, fait appel à des faits historiques pour nous rappeler le prix de la liberté. Dans une installation intitulée "75 años en la memoria", elle raconte la fuite en mai 1938 de 795 prisonniers républicains de la prison franquiste du Fort de San Cristobal près de Pampelune. De ceux-ci, 206 ont été tués pendant qu'ils essayaient de fuir. Les autres ont été rattrapés, à l’exception de trois ou quatre qui ont réussi à gagner la frontière avec la France et la liberté. Quatorze d’entre eux ont été fusillés : 220 bouteilles alignées, chacune avec une étiquette portant un nom, commémorent ceux qui ont péri.

 

Dans un registre plus classique, Ana Izura est autant à l’aise avec le réalisme qu’avec l’abstraction. Artiste polyvalente vivant à Irun, constamment aux aguets pour trouver des objets ou des matériaux qu’elle peut intégrer dans ses œuvres, elle saute de la peinture à la gravure et de la photographie au collage. Dans ses créations, elle fait revivre des morceaux de ferraille et des bouts de carton et de bois, en les associant à des dessins et des représentations picturales tirées de son imaginaire.

 

Chez Béatrice D., la peinture et le papier froissé servent de matériaux pour nous faire entrer dans un monde délicatement féminin. Ergothérapeute de formation et art-thérapeute de profession, mince et bouillante d’énergie, elle travaille dans un atelier perché sur les hauteurs d’Hasparren, créant des peintures, des collages et des constructions en papier et autres matières dont un des thèmes principaux est la féminité.

 

La femme, c’est aussi la source d’inspiration de Silvia Delgado Álvarez, artiste cubaine vivant à La Havane. Son père et un de ses frères étaient peintres, et elle a grandi dans une ambiance artistique. Pendant des années, elle a fait partie d’un des chœurs les plus prestigieux de la capitale cubaine. Comme elle-même nous le raconte, « je trouve mon reflet dans chacune d’entre elles. En plus, la femme incarne la beauté, la force, la volonté et la délicatesse. Elle est la mère de la vie humaine. Dans mon travail, je les mets en avant dans toute la splendeur et la valeur qu’elles méritent.»

 

L’exposition aura lieu du 8 au 30 mars 2014 :
Dans le hall de la Mairie du lundi au vendredi de 8h30 à 12h et de 14h à 17h30 
“Chez Luis” (17, Place Charles de Gaulle) tous les jours 
et au 7 et 22, rue de la Citadelle les jeudi, vendredi, samedi et dimanche de 15h à 18h et sur rendez-vous : 06 71 00 57 23 

 

 


 

 

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1 mars 2014 6 01 /03 /mars /2014 09:00
Vivre Tango.

Elise Archambault, soprano
Gilles Taillefer, comédien, chanteur
Jean-Christian Irigoyen, accordéon



Une ambiance lyrique et intimiste à la fois pour un voyage au cœur du tango traditionnel, sur les rythmes sensuels et contrastés de la musique argentine, en passant par quelques pièces étranges dont la poésie s'intègre subtilement à l'atmosphère vibrante et ténébreuse du tango.

Au programme : Gardel, Piazzolla, Ginastera, Lopez,

Guastavino

 

le samedi 08 mars au restaurant Arotzenia rue Jean Fourcade Urrugne 19 h participation libre
 

le dimanche 09 mars à Oihan Art 14 Place des remparts Saint-Jean- Pied-de-Port 16h entrée 10 euro gratuit jusqu'à 12 ans

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24 février 2014 1 24 /02 /février /2014 09:00
Ouvrons---

les chenils, les cages, les portes, les fenêtres. Que nos bras et nos coeurs ne soient pas des prisons.

Milesker, merci Gilles, encore une fois.

 

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18 février 2014 2 18 /02 /février /2014 17:59
http://radiosarajevo.ba/novost/137180/kako-je-govorio-cika-miso-rekli-ste-da-sam-vasa-legenda-hvala-vam

http://radiosarajevo.ba/novost/137180/kako-je-govorio-cika-miso-rekli-ste-da-sam-vasa-legenda-hvala-vam

Une contribution de Gérard Roy

 

 

 

Husein Hasani était né au début des années 30 dans la communauté rom du Kosovo, alors intégré depuis 1918 dans le Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, sorte de préfiguration de la future confédération yougoslave. Mais à Sarajevo, où il avait débarqué à 15 ans avec ses parents, tout le monde l'appelait Čika Mišo. (On est prié de prononcer Tchika Micho, afin que je ne me sois pas pour rien donné du mal à trouver sur ma bécane cette espèce de circonflexe culbuté - qu'on appelle « caron » ou « hatchek », paraît-il - si fréquent sur quelques consonnes de certains alphabets slaves...) C'est, dit-on, son entraîneur hongrois qui, trouvant son nom trop difficile à prononcer, l'avait baptisé ainsi à une époque - après la Seconde Guerre mondiale - où le jeune Kosovar espérait faire carrière dans ce sport que, par antiphrase sans doute, on qualifie de « noble art » : la boxe.

Čika Mišo, cela veut dire Oncle Mišo, et quelque soixante-dix ans durant, on peut dire que tous les Sarajeviens ont eu le même oncle.

 

 

*****

 

Je me rappelle très bien ma première rencontre avec Mišo, en juillet 2008.

 

Nous avions longé en direction du sud la côte dalmate, miraculeusement préservée, dans l'ensemble, bien que vouée à l'industrie touristique, puis celle du Monténégro, pas encore intégralement vendue aux mafias russes, mais en bonne voie de l'être, comme le laissaient attendre, par exemple, l'île de Sveti Stefan et son village de pêcheurs, transformés en luxueux complexe hôtelier privé. D'innombrables panneaux, tout le long du littoral monténégrin, proclamaient : « Land to sell » : cynique ironie ou naïveté et méconnaissance de l'anglais ? Leurs auteurs avaient-ils conscience du double sens - « terrain à vendre » et « pays à vendre » - de leurs annonces incessantes entre Budva et Bar ? Dans un pays formé (formaté ?) au double langage par des décennies de communisme, fût-ce dans une version édulcorée, nous avions opté pour la première explication...

 

Puis C. et moi avions pris la route du retour par l'intérieur. Une dernière nuit au pied des montagnes du Durmitor, dans un hôtel de type HLM soviétique décati, tenu d'une main de fer par un cerbère, féminin quoique moustachu, manifestement moulé dans le même béton, et nous étions passés en Bosnie-et-Herzégovine, accueillis par un jeune policier mutique et par un drapeau tricolore. Non pas l'étendard, jaune vif et bleu saphir, décoré d'une rangée d'étoiles blanches, du pays tout entier, mais celui, calqué sur le drapeau de la Serbie, de la Republika Srpska, histoire de bien montrer qu'on ne mélange pas les torchons croato-bosniaques avec les serviettes serbes. Plus tard, d'ailleurs, au cours de nos voyages en Bosnie, nous noterons qu'on voit systématiquement flotter les trois bandes horizontales rouge, bleu, blanc dudit drapeau dès qu'on entre, par un côté ou par un autre - frontière d'État ou délimitation intérieure -, dans cette « entité » (c'est le terme officiel) tracée entre 1992 et 1995 à grands coups d'expulsions, de fosses communes et de « purification » ethnique. L'autre « entité » issue des calamiteux accords de Dayton, la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine, dite aussi croato-bosniaque ou croato-musulmane (ça va, vous suivez ?), n'arbore, elle, à ses frontières externes que le drapeau national... Ce dernier est d'ailleurs le seul autorisé, depuis juillet 2007, par la Cour constitutionnelle de Bosnie-et-Herzégovine. Ce dont les dirigeants de la Republika Srpska se fichent comme de leur première bouteille de rakija, et sans doute même plus.

 

Après le poste de douane, nous avions rejoint en une vingtaine de kilomètres la vallée de la Drina et passé sans nous arrêter le long des interminables usines délabrées de Foča, témoins d'une époque titiste qui se voulait bâtisseuse et se rêvait modèle, aujourd'hui zones uniformément grises auxquelles leurs colossales structures, leur vétusté et les stigmates des affrontements des années 90 donnaient des airs de décors d'Enki Bilal. Plus loin, sous une petite pluie fine, nous avions marché dans Goražde, véritable enclave de la Fédération au cœur de la Republika Srpska, et évoqué la BD de Joe Sacco, qui retrace avec une cruelle précision les épreuves infligées à la ville et à ses habitants sous le regard indifférent des forces de l'ONU.

 

Et puis nous avions arpenté à pas lents le fameux pont de Višegrad, émus par la mélancolique beauté du tableau : les eaux de la Drina, d'un vert émeraude un peu sombre, coulant sans hâte vers le nord, vers la Save et plus loin le Danube, sous les onze arches légères et élégantes du pont que, vers la fin du XVIe siècle, avait construit le grand vizir Mehmed Pacha Sokolović. Émus aussi parce que nous nous souvenions que, de ce mythique Pont sur la Drina célébré par Ivo Andrić, au milieu d'un paysage qui respire la paix et la sérénité - « On dirait, écrit le prix Nobel de littérature au début de son roman, que sous les arches amples du pont blanc coule et se déverse non seulement la verte Drina, mais aussi tout ce paysage harmonieux et parfaitement domestiqué, avec tout ce qu'il abrite, et aussi le ciel méridional au-dessus de lui » -, du haut de pont, de ce trait d'union symbolique entre les peuples, entre Istanbul et la Méditerranée, entre l'Orient et l'Occident (oui, je sais, ça fait un peu cliché, mais en même temps, c'est tellement vrai), ce sont des milliers de civils bosniaques, dont le tort était d'avoir embrassé l'islam à l'époque ottomane, qui avaient été précipités dans la Drina par la police et les paramilitaires serbes au printemps et à l'été 1992 - « l'une des campagnes les plus complètes et impitoyables de nettoyage ethnique au cours du conflit en Bosnie », selon le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie.

 

Et c'est alors que nous déjeunions, silencieux et songeurs, dans un petit restaurant - plutôt une gargote qui ne payait pas de mine, mais où des plats roboratifs faisaient oublier une température devenue un tantinet frisquette depuis que nous avions quitté la côte monténégrine - que nous avions appris l'incroyable nouvelle. Les rares clients regardaient, sans un geste mais avec dans les yeux une lueur d'incrédulité teintée d'excitation, le poste de télévision, qui semblait diffuser une édition spéciale d'informations. Évidemment, nous ne comprenions pas un traître mot aux commentaires en serbe, mais il ne faisait aucun doute que ce que nous avions sous les yeux méritait que la télé interrompît séance tenante ses émissions normales. Vu l'omniprésence à l'écran d'un visage bien connu - mélange de brutalité et de fatuité, auquel des lèvres pincées à la commissure tombante donnaient une inimitable touche de mépris, le tout sous une tignasse bouffante, comme si celui qui l'arborait l'avait livrée à un coiffeur pour dames sous acide -, nous n'avons pas mis longtemps à saisir l'importance de la nouvelle ainsi rapportée : quelques heures auparavant, à Belgrade, après une cavale de treize ans manifestement favorisée aux plus hauts niveaux par les autorités serbes (mais pas seulement elles !), on avait arrêté l'autoproclamé poète et psychiatre Radovan Karadžić, dirigeant des Bosno-Serbes pendant la guerre interethnique et accusé de crimes de guerre et de génocide pour son rôle dans le siège de Sarajevo et dans les massacres de Srebrenica. Pour une fois, la realpolitik avait eu du bon : pour satisfaire aux exigences nouvelles des États-Unis et faire bonne figure vis-à-vis de l'Union européenne, le président Boris Tadić s'était résolu à faire arrêter par ses forces spéciales un fuyard qu'on ne s'était jusqu'alors guère soucié de retrouver... surtout pas dans les monastères orthodoxes où il avait régulièrement trouvé refuge en tant que défenseur du peuple serbe et massacreur d'infidèles. La miséricorde des Églises chrétiennes, au moins dans leurs variantes orthodoxe et catholique, a décidément quelque chose d'infini : Karadžic avait pu le constater à son aise, tout comme chez nous, pendant près d'un demi-siècle et parmi d'autres moins célèbres, le milicien Paul Touvier.

 

 

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Ayant quitté Višegrad, nous rejoignons Sarajevo par une route qui, après avoir traversé la partie nord du parc national du Trebević et rejoint la très courte vallée de la Miljacka, débouche quasiment dans le centre ville, constituant l'arrivée la plus inattendue et la moins préparée qui se puisse concevoir dans une grande ville européenne. Il est près de midi et, après avoir laissé voiture et bagages dans un assez vieillot B and B (avec bed mais sans breakfast, en fait) sur la colline de Bistrik, nous redescendons vers le centre en traversant le vieux quartier ottoman de Baščaršija (Bach-tchar-chi-ya - ouf !), que nous aurons bien le temps de visiter plus tard. Inutile de chercher bien longtemps : partout des buregdžinicas où, comme leur nom le laisse entendre même à nos yeux et oreilles peu au fait des subtilités des langues slaves, on se régale d'un copieux burek à la viande hachée et aux oignons ou de diverses autres sortes de pitas : simica au fromage blanc, krompiruša aux pommes de terre, etc. Le tout arrosé d'une Sarajevsko blonde, droit sortie de la brasserie aux murs rouge sang qui se dresse sur la rive gauche de la Miljacka, au pied du quartier où nous logeons.

 

Notre petit restaurant se trouve dans l'artère principale de Sarajevo, évidemment nommée Maršala Tita (rue du Maréchal Tito), comme toutes les rues principales de toutes les localités de ce pays : en sortant, nous y faisons quelques pas, rassasiés et contents, en la remontant vers l'est, là où elle « naît », en quelque sorte, de la jonction entre la peu avenante rue Mula Mustafe Bašeskije, d'où débouchent les incessants tramways colorés, tagués, « pubifiés » du plus ancien réseau d'Europe, et Ferhadija, « la » rue piétonne, très commerçante et toujours très fréquentée. À cet endroit précis brûle en permanence, dans sa vasque de marbre noir, la Flamme éternelle, à quelques pas du Centre culturel de la République islamique d'Iran – dont on peut douter, vu la compétition que se livrent, pour asseoir leur influence, les principaux pays musulmans à grands coups (entre autres) de construction de mosquées m'as-tu-vu dans tout le pays, qu'il soit entièrement voué à la culture... Sur le trottoir d'en face, l'entrée du bâtiment jaunâtre qui abrite la Banque centrale semble veillée par deux colosses couleur de suie : un homme à la musculature imposante, une femme aux formes plus que généreuses, tous deux tenant à bout de bras, le regard vague et inexpressif, un globe lumineux démesuré qui évoque la soucoupe plus ou moins volante qu'aurait bricolée un Martien fauché ou un accessoiriste de cinéma pour un film de série B des années 50. On peut voir dans ce couple de bronze le chef-d'œuvre sans nul doute définitif d'un sculpteur adepte à la fois du réalisme socialiste et de la défonce au crack. Sarajevo semble d'ailleurs friande de ces créatures improbables : aux amateurs, on conseillera les deux atlantes qui, presque en face du marché Markale, accueillent le visiteur du Centre culturel français André Malraux, juste vêtus d'un micro-pagne très seyant, et leurs collègues baroquisants qui, le crâne couvert d'une tête de lion, semblent en avoir plus qu'assez de soutenir leur balcon, à l'angle de Ferhadija et de la place où se dresse la cathédrale néogothique du Cœur-de-Jésus.

 

 

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Mais si nous revenions - enfin ! - à l'oncle Mišo, longuement délaissé au profit de considérations gastronomico-architecturales à peine dignes du Guide du Routard ?... C'est presque en face de cette Centralna Banka et de ses huissiers impassibles quoique photophores que nous l'avons vu pour la première fois. Assis sur une chaise paillée, devant la vitrine d'un restaurant désaffecté, il parcourait un quotidien, levant de temps en temps la tête pour regarder passer les gens. Pas très grand, le teint très mat, les sourcils touffus, une large moustache drue et grisonnante comme ses cheveux, des yeux mélancoliques sous des lunettes cerclées de plastique : on n'aurait pas su lui donner un âge exact, mais il avait cette élégance touchante et désuète qu'on ne rencontre plus guère que chez les petits vieux - une chemise blanche au col ouvert sous un costume sombre, et un chapeau de feutre noir orné d'un ruban, comme en arborent parfois les musiciens des orchestres rom. Ce n'est qu'après avoir remarqué les deux caisses posées l'une devant lui, l'autre à côté de sa chaise, que nous avons compris ce que faisait là ce bonhomme assis sur le trottoir, au milieu des passants. Au même moment, d'ailleurs, un homme s'est arrêté devant lui et, après avoir échangé quelques mots, a posé son pied sur une sorte de repose-pied métallique fixé à la première caisse : le petit vieux a lâché son journal, a saisi en même temps deux grosses brosses et s'est mis au travail. C'était - nous avons su plus tard qu'il n'avait pas de « concurrent » - LE cireur de chaussures de Sarajevo. En bon touriste, et bien que je n'éprouve en principe guère de facilité à photographier les gens, j'ai sorti mon appareil et, comme nous étions encore sur le trottoir opposé, c'est au téléobjectif que j'ai pris ma première photo de Čika Mišo, en m'efforçant d'être le plus discret possible - si tant est que la discrétion soit possible quand on a un reflex en mains et qu'on attend, pour déclencher, qu'il n'y ait plus ni passants, ni autos, ni tramways gênants dans l'artère principale d'une grande ville... Puis nous avons traversé la rue et avons observé d'un peu plus près le manège des mains osseuses de Mišo et le va-et-vient rapide et précis des brosses sur la chaussure noire du client.

 

Levant la tête vers nous sans cesser de frotter, celui dont nous ne savons pas encore qu'il est un « personnage » nous lance quelques mots en riant. Avec une mimique qui se veut désolée, nous lui signifions que nous ne le comprenons pas. « Tourists ? Americans ? » nous demande le client, dont la seconde chaussure brille à son tour et qui sort de sa poche un billet de 5 marks pour régler. Et comme je réponds « No, no, French... » et ajoute « Francuz », sans trop savoir si ma tentative de traduction est juste ou non, il nous explique, en récupérant sa monnaie et dans un anglais hésitant, que l'autre a bien remarqué que je l'avais pris en photo ; est-ce qu'on voudrait par hasard faire cirer nos sandalettes ? Le cireur de chaussures se marre en nous montrant sa brosse, le client s'éloigne... « Doviđenja », tenté-je en guise d'au revoir, avec un salut de la main pour faciliter la compréhension de mon serbo-croate (oui, je sais, il paraît que, depuis la guerre des années 90, le serbo-croate n'existe plus : on parle serbe, ou croate, ou bosniaque...) ; et nous reprenons notre balade sur Maršala Tita. Quand nous repassons dans le coin, en fin d'après-midi, après avoir pris notre dose de mosquées, de médersas, de souks et de loukoums dans la ville ancienne, le cireur de chaussures n'a pas quitté sa place ; la température ayant bien augmenté, il a ôté son veston et son petit chapeau. Souvent, les passant lui font un signe, lui adressent quelques mots, s'arrêtent - même si, en plein juillet, le soulier « à cirer » se fait tout de même assez rare. Il nous voit, nous reconnaît, nous montre de nouveau sa brosse : « Hello ! Parisss ! Tour Eiffel ! » Et de rire...

 

C'est le lendemain que nous faisons plus ample connaissance avec Mišo. Petit déjeuner au soleil sur la place de Baščaršija, juste en face de la fontaine aux pigeons de Sebilj, traversée du vieux quartier ottoman dont les échoppes ouvrent peu à peu, vaine recherche d'un journal français sur Ferhadija, et nous revoici sur l'inévitable Maršala Tita. Il est presque 9 heures et demie : l'heure à laquelle - nous l'apprendrons bientôt - le cireur installe, avec une régularité de métronome, sa chaise et ses boîtes sur le trottoir, à vingt mètres de la Centralna Banka, tous les jours de l'année. Et effectivement, nous le voyons arriver, portant sous le bras gauche la chaise sur laquelle il a posé sa boîte à brosses et à cirages, et tenant de la main droite la caisse métallique munie d'un repose-pied. Il a aussi apporté un pèse-personne, qu'il place bien en évidence, au cas où quelqu'un qui aurait abusé des ćevapi (prononcez tchevapi, mais en « mouillant » votre tch) voudrait vérifier sa surcharge pondérale... D'un pan de chemise, il nettoie superficiellement les verres de ses lunettes, qu'il laisse finalement retomber sur sa poitrine, retenues par un lacet passé autour du cou. Et le manège de la veille recommence : dans l'attente de son premier client, Mišo a envie de bavarder. Il a vu que je photographiais les détails des façades austro-hongroises, au décor bien mis en valeur par le soleil du matin : lorsque nous arrivons à sa hauteur - « Dobro jutro », lancé-je, ayant révisé les formules de base du Petit Futé -, il nous gratifie d'un geste du pouce dressé qui doit vouloir dire « C'est beau, hein ? » ; et comme nous acquiesçons, il se lance dans un discours ponctué de petits rires, qui se prolonge alors que je suis en train, avec son accord, de lui tirer le portrait - à défaut de pouvoir lui répondre quoi que ce soit. Tout au plus saisissons-nous, au détour d'une phrase, qu'il se qualifie lui-même de « legenda o grada », légende de la ville. J'essaierais bien encore « Ne razumijem vaš jezik » (je ne comprends pas votre langue), que j'ai repéré aussi dans le guide, mais c'est lui, on peut le parier, qui ne razumijerait rien à mon sabir !...

 

Brune, élancée, le visage très fin - impossible de ne pas remarquer la fréquence de ce type dans toute l'ex-Yougoslavie -, voici que s'arrête une jeune femme. Elle a remarqué notre vaine tentative de conversation. Remontant sur sa tête ses lunettes de soleil et jetant un dernier coup d'œil à son portable, elle salue joyeusement le cireur de chaussures, semble échanger avec lui une plaisanterie et nous demande, dans un français que son accent rend délicatement « exotique », si elle peut nous aider. Dzana - c'est son nom - est étudiante à l'Académie des Beaux-Arts (dont on ne peut rater le bâtiment aux toits verts, au bord de la Miljacka, et son faux air de Parlement de Budapest modèle réduit) ; elle a étudié notre langue au lycée et au Centre André Malraux, et se débrouille ma foi fort bien. Elle a tout son temps, nous aussi : elle peut nous parler d'Oncle Mišo, si on veut ; et pourquoi pas devant un de ces cafés « à la turque », très tassés, très parfumés, qui sont un des plaisirs de Sarajevo ? C'est ce qu'elle dit, je suppose, au bonhomme ; ça le fait rire... Bye bye...

 

Čika Mišo, tout Sarajevo le connaît - depuis le temps qu'il astique des godasses sur le même trottoir ; on aurait du mal, assure Dzana, à trouver un Sarajevien qui ne lui a jamais, au minimum, adressé la parole. C'est bien simple, il appartient au paysage, comme la Tour de l'Horloge ou le minaret de Gazi Husrev Bey ; il est en quelque sorte - comment dit-on, déjà, en français ? - la mascotte... oui, c'est ça, la mascotte de la ville. Officiellement retraité, il pourrait se reposer, cultiver son minuscule carré de jardin sur la colline de Vratnik, mais il n'en a nulle envie, il aime trop ce qu'il fait, même si - c'est le moins qu'on puisse dire - voilà un métier qui ne nourrit plus son homme. Et puis, depuis le décès de sa femme Džemila, une Macédonienne qui était son amour de jeunesse, il ne tient pas à rester chez lui, il préfère continuer à voir du monde, à suivre d'un œil admiratif les jolies passantes (et, nom d'une chicha ! Sarajevo n'en manque pas !), à noter les changements, lents mais réels, que connaît cette ville qu'il n'a jamais quittée depuis qu'il y est arrivé, après la Seconde Guerre mondiale. Il a vu débarquer les 4 x 4 flambants neufs des parvenus, des nouveaux riches, de ceux que la guerre des années 90 n'a pas le moins du monde gênés, au contraire ; il a vu s'élever la toute bleue Avaz Twist Tower, le plus haut gratte-ciel des pays de l'ancienne Yougoslavie ; il a vu aussi l'arrivée progressive des foulards sur les têtes de pas mal de filles. Non plus le fichu que portaient traditionnellement les femmes d'un certain âge dans tous les Balkans, surtout dans les campagnes, mais celui, à prétention « islamique », importé après les conflits interethniques et porté par des filles souvent très jeunes (et encore très largement minoritaires : on en rencontre bien plus dans n'importe quelle grande ville française) en guise d'affirmation ethnico-religieuse. Il a vu tout cela, Mišo, et ça l'a laissé songeur, dubitatif, un peu désabusé...

 

Quand il avait pris la succession de son père (et par la même occasion hérité de l'attirail paternel), en 1952, il s'était d'abord installé dans le quartier de Marindvor, un peu plus à l'ouest, près du Musée national ; à l'époque, on n'avait encore élevé là ni les Unis Twin Towers (Momo et Uzeir, comme les surnomment les locaux sans avoir jamais décidé quelle tour était Momo et laquelle Uzeir), ni le cube jaune vif de l'Holiday Inn, devenu un mythe journalistique lors du siège de la ville. Il faut dire que la concurrence était alors plutôt rude : des cireurs de chaussures, on en trouvait dans presque toutes les rues, et notre homme n'avait migré qu'une quarantaine d'années plus tard vers le centre et son emplacement, dès lors définitif, sur la rue du Maréchal Tito. En fait, comme il avait d'abord caressé l'espoir de se faire un nom dans la boxe, il avait débuté assez tard dans le métier : traditionnellement, ce sont surtout des gamins qui cirent les chaussures dans les rues, ou des hommes âgés. Et l'oncle Mišo, livrant ses aphorismes et ses plaisanteries à qui voulait les entendre, avait accompagné ainsi près de soixante ans de l'histoire de Sarajevo.

 

Entre le 5 avril 1992 et le 29 février 1996, la capitale de la Bosnie avait vécu (ou plutôt survécu) quasiment coupée du monde, assiégée par l'armée yougoslave et les paramilitaires serbes de Radovan Karadžic, le psychiatre fou, et Ratko Mladic, le « boucher des Balkans » . Quarante-quatre mois d'enfer - le plus long siège du XXe siècle -, sous le regard à peu près indifférent de la communauté internationale, quand ce n'était pas avec sa complicité, ou du moins (n'est-ce pas, Monsieur Mitterrand ?) son approbation tacite. Dans cette ville où l'on mourait, tiré comme un lapin par les snipers pour avoir voulu traverser une rue, passer un pont, acheter du pain ou remplir d'eau un jerrycan, ou criblé d'éclats d'obus, ensanglanté, démembré pour avoir fait son marché à Markale, dans cette cité où, cinq longs hivers durant, on a coupé les arbres des parcs pour se chauffer, Čika Mišo avait quotidiennement installé sa chaise et ses caisses sur son bout de trottoir, s'efforçant de prendre soin des chiens abandonnés - ses « fidèles copains », disait-il - et n'acceptant de gagner un abri plus sûr que quand se faisait vraiment diluvienne (comme ce 22 juillet 1993, où on compta 3 777 impacts !) la pluie d'obus tirée du mont Trebević par les hérauts surarmés, que l'« embargo sur les armes » faisait doucement rigoler, de la civilisation européenne et chrétienne...

 

 

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J'ai revu Oncle Mišo deux ans et demi plus tard, évidemment toujours à la même place sur Maršala Tita, à peine changé - peut-être juste un peu moins de vigueur dans le geste du poignet pour faire briller les bottines... Il ne m'a évidemment pas reconnu. Sous un gros pardessus noir, il portait un gilet de laine fermé jusqu'au cou. C'était certes une belle journée de février - relative douceur de l'air, soleil généreux qui faisait fumer les dernières traces de neige. Mais vu la rudesse habituelle des hivers en Bosnie, je lui aurais volontiers demandé s'il se tenait vraiment là tous les jours, sous la pluie ou les flocons, à attendre une clientèle forcément moins encline à s'arrêter ; je ne l'ai pas fait, bien sûr, mes compétences linguistiques n'ayant pas progressé d'un pouce. Je me suis contenté d'observer le manège de ses mains tantôt frottant le cuir, tantôt tambourinant sur sa caisse avec ses deux brosses, et de l'écouter héler les passants, de sa voix éraillée et un peu nasillarde.

 

Un homme rencontré dans un bistrot, et qui avait remarqué que j'essayais de lire le gros titre de son Oslobođenje - ce Libération qui avait payé si cher, en 1992, sa farouche volonté multiethnique - m'a appris un peu plus tard, en anglais, qu'en 2009, la municipalité avait remis à Mišo un « prix de la ville », une médaille, un appartement et... une retraite, dont il n'avait pas l'intention de profiter ; mais c'est les larmes aux yeux qu'il en avait alors entretenu ses clients, les jours suivants. Le même jeune gars m'a conseillé d'aller le lendemain soir au Zetra, une sorte de halle des sports construite pour les Jeux Olympiques de 1984 dans le quartier de Koševo, écrasée sous les bombes et incendiée huit ans plus tard par les forces serbes, puis reconstruite après la guerre. S'y produisaient, outre les sportifs, des vedettes aussi différentes que Deep Purple, David Guetta, Goran Bregović ou Paco de Lucia. Un certain Gibboni, chanteur et musicien croate célèbre dans tous les pays de l'ex-Yougoslavie, y était donc programmé à l'occasion de son « Tolenranca tour », et ça promettait de déménager. Ma foi, pourquoi pas ? Et puis le nom donné à la tournée, dans un pays ravagé deux décennies plus tôt par des haines ethniques et religieuses encore bien mal apaisées, me paraissait plutôt de bon augure.

 

Le lendemain soir, je me retrouve donc au milieu d'une foule plutôt jeune et véritablement impressionnante, qui remplit les gradins et la piste. Sur la scène, une musique pop-rock pas désagréable, quoique pas d'une folle originalité, avec les mêmes jeux de lumières colorées et de fumigènes, les mêmes écrans géants que, sans doute, dans n'importe quel autre coin de la planète. Mais le chanteur (la quarantaine, fin collier de barbe, bonnet de laine noir à rayures blanches), ses musiciens et ses choristes font ce pour quoi les gens sont venus : un travail de « pros », carré, nerveux, généreux ; le public, dont il y a gros à parier qu'il mêle Bosniaques, Croates et Serbes, en a pour son argent et le fait savoir avec un enthousiasme bruyant. Aux meilleurs moments, on pourrait presque se croire, dans la voix comme dans le style, à un concert de Bruce Springsteen...

 

Vers la fin du spectacle, au milieu d'une chanson, Gibboni (ça ne fait pas très slave, Gibboni, ça ne doit pas être son vrai nom, il faudra que j'aille vérifier sur Wikipedia...) se dirige vers l'arrière de la scène et, tout en continuant à chanter, il se penche et tend la main droite. On voit alors monter sur le plateau, hilare et tenant déjà un micro, un petit vieux que la salle reconnaît immédiatement et ovationne. « Applaudissez Čika Mišo ! », hurle le rocker (oui, oui, ça, je l'ai compris, mes progrès en serbo-croate sont fulgurants !), qui attrape l'autre par l'épaule et l'amène face au public. Mišo s'est fait beau, ce soir : outre son costume et son chapeau, il porte un pull gris clair à col en V et un nœud papillon de satin blanc ! Et le voilà qui parle, qui parle - de lui apparemment, puisque son nom revient sans cesse dans ses paroles, tandis qu'il se met à se dandiner au rythme de la musique que Gibboni a relancée de plus belle. Les spectateurs exultent, les portables crépitent, et pour l'oncle Mišo, c'est l'apothéose. À un moment, je saisis, dans ce que dit le chanteur et ce que répète la voix éraillée du bonhomme, « Sarajevo ljubavi moja » : va-t-on avoir droit à cette assez sirupeuse déclaration d'amour à Sarajevo (« Où que j'aille, je rêve de toi ; tous les chemins me mènent à toi, Sarajevo, mon amour ! »), succès incontesté quoique d'une absolue ringardise du très populaire Kemal Monteno ? Mais non, personne ne la chantera finalement et, après encore quelques déhanchements un peu patauds, Čika Mišo regagne la coulisse, follement acclamé...

 

 

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Troisième et dernière rencontre avec Oncle Mišo : celle-là, je peux la dater précisément. Le 6 avril 2012, Sarajevo commémore le début d'un siège de plus de mille jours. Je suis venu spécialement pour ça, par un vol d'Austrian Airlines : à l'escale de Vienne sont montés surtout des Bosniens émigrés qui reviennent au pays pour participer aux cérémonies.

 

Il est bien là, le cireur de chaussures, à sa place habituelle, avec son petit costume étriqué, son feutre noir, ses lunettes, sa grosse moustache devenue complètement blanche. Mais ce jour-là, il n'a apporté ni chaise, ni caisses, et il se tient debout au milieu d'une foule immense et recueillie qui, dans un silence impressionnant, a envahi les deux côtés de Maršala Tita pour assister à un étrange et très prenant « concert pour chaises vides ». Sans doute, comme tous ces gens, revoit-il, avec un mélange d'incompréhension et d'effarement, ce 6 avril 1992 et la grande manifestation pacifique qui se déroule alors dans le centre de Sarajevo. La « Jérusalem de l'Europe », où se côtoient depuis des siècles musulmans, catholiques, orthodoxes et juifs, est devenue capitale d'un pays dont l'Union européenne reconnaît ce même jour l'indépendance. L'année précédente, la Yougoslavie de Tito a commencé à éclater. L'affaire a été vite réglée en Slovénie, où l'armée fédérale s'est retrouvée défaite en quelques jours ; en Macédoine, les 95 % de votes favorables à l'indépendance ont dû dissuader d'insister les partisans de l'unité yougoslave ; mais en Croatie, c'est une guerre sans merci qui a éclaté, et qui se prolonge, entre indépendantistes et tenants du statu quo, essentiellement serbes. En janvier, ces trois républiques ont vu reconnue leur souveraineté. C'est donc maintenant le tour de la Bosnie-et-Herzégovine : théoriquement, tout devrait bien se passer dans cette république multiethnique, où cohabitent sans problèmes (sans problèmes apparents ?) les Serbes, les Croates et ces Slaves islamisés que Tito a érigés en « nation » : les Musulmans. Mais c'est compter sans les divers nationalismes que le régime à poigne du Maréchal a forcés à se faire discrets et qui ne demandent maintenant qu'à se donner libre cours. Au premier rang, le nationalisme serbe, et même grand-serbe, montre déjà en Croatie de quoi il est capable ; et en Bosnie même, il a proclamé il y a quelques jours une « république serbe ». Après tout, comme le revendiquent ses chefs et ses « penseurs », là où il y a une tombe serbe, c'est la Serbie, pas vrai ?... C'est bien ce qu'ont compris – et que redoutent – les habitants de Sarajevo, qui, ce 6 avril 1992, défilent en brandissant des portraits du défunt dirigeant yougoslave (bien réelle aujourd'hui, la « yougonostalgie » est peut-être née ce jour-là) et en faisant appel à la raison et à la tolérance. Pour les quelque 100 000 personnes qui sont descendues dans la rue, c'est une tentative quasi désespérée pour éviter la guerre qui se profile. L'un des cortèges se dirige vers le Parlement ; l'étudiante Suada Dilberović, 24 ans, en fait partie. Tirée comme un lapin par un des francs-tireurs serbes (saura-t-on un jour s'il s'agissait bien d'un des gardes du corps de Karadzić, planqué dans un étage de l'Holiday Inn ?) qui ont brusquement ouvert le feu sur la foule alors qu'elle traverse un pont sur la Miljacka (pont qui porte aujourd'hui son nom), elle est la première victime sarajevienne de ce qui va devenir la guerre de Bosnie.

 

Vingt ans après, Čika Mišo n'a rien oublié de tout cela. L'eût-il effacé de sa mémoire que la cérémonie qui se déroule vingt ans plus tard, jour pour jour, sur Maršala Tita ferait remonter à son souvenir les 1 425 jours qui ont suivi cette fusillade.

 

La municipalité a décrété l'arrêt de toute activité, pour une heure, à partir de midi. Sur toute la longueur de l'avenue, on a disposé 825 rangées de chaises rouges, en tout 11 541 – une par victime du siège de Sarajevo par l'armée fédérale de Slobodan Milosević et par les milices serbes de Karadzić et Mladić. Dans la foule qui se tient, silencieuse et grave, de part et d'autre de cette coulée de sang, et qui a disposé des fleurs et des photos sur ces chaises (ou des peluches, des jouets, des cahiers d'écoliers sur les 643 plus petites), certains n'ont pas vécu, ou si peu, ces 44 mois de terreur ; les autres garderont éternellement en mémoire la consigne de Mladić à ses troupes qui occupent les collines enserrant la ville de tous côtés : « Ouvrez le feu. Tirez. Tirez. Il faut les rendre fous. »

 

Tandis que, dans le silence, une suite de violoncelle s'élève de l'estrade dressée au début de la rue, recouverte d'une immense toile écarlate et vers laquelle sont tournées les 11 541 chaises vides de la « Ligne rouge » ; tandis que se prépare une chorale et que les noms de tous les morts s'affichent l'un après l'autre sur un écran géant (parmi eux, ceux d'Admira la Bosniaque et de Bosko le Serbe, fauchés ensemble sur le pont de Vrbanja en essayant de fuir l'enfer), Mišo se revoit probablement, au même endroit, vingt ans en arrière. Il se remémore sa ville assiégée, bombardée sans cesse, terrorisée par les tireurs embusqués : du haut des quartiers occupés par l'« Armée des Serbes de Bosnie » et les paramilitaires, ou des étages supérieurs des immeubles dévastés, ils flinguaient à qui mieux mieux ceux qui devaient traverser en courant la large et très longue avenue principale, rebaptisée Sniper Alley, qui relie les faubourgs au centre historique, et sur laquelle se trouvait l'une des rares sources d'eau potable ; dans les rues du centre, la soldatesque et les miliciens prenaient pour cible ceux qui faisaient la queue pour acheter leur pain (sur quelques murs, on peut encore lire aujourd'hui, en lettres qui s'effacent petit à petit : « Pazi, snajper ! » - Attention, snipers !). Tout au long de ces années, le cireur de chaussures a continué à venir travailler et à amuser les gens avec ses blagues. C'est ce courage tranquille, cette bonhomie au cœur même des pires instants, qui ont fait de lui une icône de la résistance des Sarajeviens à la barbarie. Au même titre que la parution quotidienne d'Oslobođenje dans les sous-sol d'un immeuble écrasé sous les obus et qui brûla pendant 48 heures, ou que le trafic ininterrompu, sous la mitraille et les roquettes, des tramways conduits par des machinistes volontaires et bénévoles, pendant les tout premiers mois du conflit, la présence quotidienne de leur « oncle » s'obstinant à cirer des souliers dans une ville encerclée et privée du strict nécessaire fut pour les habitants de Sarajevo un symbole de la vie qui continue malgré tout. Je me souviens d'avoir trouvé sur internet une interview (sous-titrée !) dans laquelle Mišo expliquait : « Ça tirait de partout, mais j'allais sur mon lieu de travail à pied. Je marchais des kilomètres tous les jours. J'étais de bonne humeur et courageux et les gens ont commencé à m'aimer. » Et une brave dame confirmait : « C'était un porte-bonheur et un symbole de Sarajevo pendant la guerre. Lorsqu'il était là, sur la rue Tito, même si on venait d'avoir une nuit d'enfer, on savait qu'on avait survécu un jour de plus... »

 

 

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En écrivant ces pages, je me rends bien compte à quel point je m'expose à la critique, et j'ai envie de la devancer. Non, je n'idéalise pas l'époque titiste : si je comprends que, dans le déchaînement de haine et de violence des années 1992-95, et encore aujourd'hui, beaucoup de gens aient pu et puissent toujours regretter une unité et une fraternité sans doute en grande partie factices entre Yougoslaves, on ne peut faire comme si le Maréchal n'avait pas été aussi un dictateur, comme s'il n'y avait eu sous son règne ni culte de la personnalité, ni exécutions sommaires, ni goulag sur l'île désolée de Goli Otok. Je n'embellis pas non plus le présent de Sarajevo, autrefois si riche de sa variété culturelle et aujourd'hui peuplée aux quatre cinquièmes de Bosniaques tandis que Serbes et Croates de Bosnie-et-Herzégovine refusent de la voir comme leur capitale - quand ils ne refusent pas tout bonnement d'y mettre les pieds, persuadés de n'y croiser que des tchadors et des moudjahidin ; je ne magnifie pas plus, loin de là, le présent de ce pays livré aux appétits mafieux de politiciens si incapables et si véreux que les nôtres, toutes idéologies confondues, semblent à côté des modèles d'efficacité et des parangons de vertu : serais-je tenté de le faire que les nouvelles qui parviennent de là-bas, en ce mois de février où l'émeute gronde de Tuzla à Bihać et de Mostar à Sarajevo, m'en dissuaderaient à coup sûr.

 

Enfin, qu'on ne me fasse pas dire que la guerre de Bosnie a vu s'affronter d'un côté les gentils Musulmans et de l'autre les méchants Croates et les Serbes sadiques. Exactions, assassinats, massacres, viols, déportations, destructions : aucun des camps n'est totalement innocent, et les trois peuples ont eu leur lot de criminels de guerre. Izetbegović, le premier président de la Bosnie indépendante, ne valait sans doute guère mieux que le Croate Tuđman et le Serbe Milošević ; je ne suis pas non plus assez naïf pour ignorer que, parmi les dirigeants bosniaques actuels, soutenus avec plus ou moins de discrétion tant par l'Iran des mollahs que par les wahhabites saoudiens, certains n'auraient rien à redire à l'installation d'un islam nettement moins ouvert et plus prosélyte que celui, tolérant et libéral, qui a toujours caractérisé leur pays : là encore, il n'y a pas les sympathiques musulmans (avec une minuscule, cette fois) contre les épouvantables catholiques et les détestables orthodoxes.

 

Cela précisé, pas question de justifier en quoi que ce soit les tentatives, qui pullulent dans ce redoutable chaudron de haines recuites et de théories obscènes que constitue la Toile, de réviser l'histoire en mettant sur le même plan agresseurs et agressés - voire en inversant les rôles ! Le siège, le blocus, l'écrasement sous les bombes de Sarajevo, difficile de les imputer aux Bosniaques, pas plus que l'incendie volontaire de la Bibliothèque nationale et la destruction systématique du patrimoine historique et culturel de la Bosnie - un « urbicide » et un « mémoricide » dénoncés par les instances internationales. Le vieux pont de Mostar, chef-d'œuvre de l'architecture ottomane, ce sont bien les séparatistes croates de l'autoproclamée « Herzeg-Bosna » qui l'ont détruit à coups de canons. Srebrenica, Gorazde, Foča, les camps de Prijedor ou d'Omarska, et tant d'autres lieux de sinistre mémoire, évoquent bien, ce me semble, des forfaits à mettre au compte de l'armée et des voyous bosno-serbes, « Tigres » d'Arkan et autres crapules du même acabit... Comme le dit Paul Garde, un universitaire spécialiste des Balkans, « feindre de tenir la balance égale entre l'agresseur surarmé et la victime presque sans défense, c'est prendre de toute évidence le parti du premier. C'est préparer le règne universel de la loi de la jungle. »

 

 

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Le 22 juillet 2011, au 36 de Maršala Tita, à la place d'un vieux restaurant universitaire fermé depuis longtemps, on inaugure le premier McDonald's de Bosnie-Herzégovine. Au 36, c'est-à-dire... juste sur le coin de trottoir où officie l'oncle Mišo ! Jusqu'alors, la Bosnie appartenait au camp des réfractaires, peu désireux de voir s'installer à demeure la tronche de Ronald ; il paraît que les tractations ont duré bien longtemps entre les autorités locales et les représentants de la junk food mondialisée, les premières finissant par donner sinon leur bénédiction, du moins leur accord. Pour les moins optimistes, ou les plus lucides, ce délai a surtout permis aux profiteurs de tout poil de faire monter les enchères. Quoi qu'il en soit, cette ouverture a ainsi autorisé les heureux Bosniens à rejoindre la horde des 65 millions de macdovores quotidiens et, du coup, d'entrer enfin dans la plus triomphante des modernités. Un McDo ! Pour bouffer des frites molles et des sandwiches-éponges dégoulinant de ketchup et (tenter de) faire descendre le tout avec un grand gobelet (en carton) plein d'un breuvage gazeux, sucré et, dit-on, radical contre les maux d'estomac ! Un McDo pour faire oublier qu'on est dans le cœur battant d'une Europe aux saveurs et aux parfums mêlés d'Autriche et d'Orient, de Habsbourg et d'Ottomans, dans une ville où, à tous les coins de rue et pour trois fois rien, on s'attable devant une assiette généreusement remplie de poivrons farcis, de bureks ou de ćevapi. Un McDo au centre de Sarajevo, bête, déplacé, incongru comme un caniche de Jeff Koons dans un jardin japonais, une sonnerie de portable dans un concert d'Hélène Grimaud !... Le jour de l'inauguration, en présence d'un membre de la présidence collégiale bosnienne et de l'ambassadeur américain (preuve incontestable du gigantesque saut culturel enfin permis à ces ploucs centre-européens), le concessionnaire de la multinationale (qu'aux dernières nouvelles, ses concitoyens n'ont toujours pas étouffé avec ses propres nuggets) croit bon de déclarer que « Mišo restera à sa place », car « il est une institution de notre ville ». Curieuse précision, quand même : l'énergumène aurait-il (avant d'y renoncer devant le tollé) envisagé de faire déguerpir de son trottoir un papy faisant « tache » devant sa toute neuve usine à cholestérol ?...

 

« Les gens me disent que je suis une légende, que je devrais m'arrêter de nettoyer des chaussures, confiait Oncle Mišo. Mais ce métier m'est entré dans l'âme ; je mourrai sur cette chaise... » Il ajoutait parfois que de toute façon, depuis la mort de sa Džemila, il était « mort aussi »...

 

Il est mort pour de bon dans la matinée du 6 janvier, d'un bête infarctus, à 82 ans. C'est Darvo Sejdić, le président de l'Association des Roms de Bosnie, qui l'a annoncé. Le maire de Sarajevo a prononcé un sobre éloge de cette icône locale et souligné le vide qu'allait laisser sa disparition. Et les passants, dont beaucoup s'arrêtent un moment, émus, ont déposé, sur la chaise munie d'un coussin à fleurs où l'oncle Mišo s'était assis pendant quelque soixante ans, des roses, du mimosa et des bougies, et aussi son portait ; et à même le sol, des lumignons en plastique rouge, comme ceux qui brûlent dans les églises orthodoxes, et une paire de souliers, une boîte de cirage, comme s'il allait revenir et reprendre son travail interrompu. Une plaque commémorative sera peut-être posée à cet endroit, dédiée au « dernier cireur de chaussures de Sarajevo »... En attendant, on l'a enterré, en toute simplicité, au cimetière de Vlakovo, dans le faubourg d'Ilidža.

 

À Sarajevo comme ailleurs, il y a maintenant un McDo - et même deux, puisqu'un autre a ouvert dans le quartier de Nedžarići, non loin de l'aéroport, avec un « drive » pour ceux qui trouvent que ça fait plus américain d'avaler leur cheeseburger en conduisant et de balancer ensuite l'emballage par la vitre baissée de la portière.

 

Mais il n'y a plus de cireur de chaussures à Sarajevo.

 

 

Gérard Roy,

février 2014

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17 février 2014 1 17 /02 /février /2014 17:30
Fadjen, taureau sauvé de la corrida.

Fadjen, taureau sauvé de la corrida.

Une contribution de Sylvie Laulom

Réponse à celui qui compare la participation à une corrida à un bain de plage, seule personne interrogée dans le seul reportage télévisé visible hier après cette première novillada de l'année 2014, dont je trouve le propos presque banalisé extrêmement choquant ... et aussi à tous ceux qui se vantent d'être amoureux de cette chose.

 

Mais non, Monsieur l'aficionado, ne faites pas comme si vous alliez au cinéma, ce n'est pas du cinéma ce qui se passe dans les arènes lors de la corrida, c'est réel, la torture de ces animaux vivants est réelle.

Parce que le torero est déguisé en joli bonbon vous pensez que vous êtes dans un rêve ?

Non, il s'agit d'un ACTE délibéré et organisé de cruauté extrême.

Alors ne faites pas s'il vous plaît le parallèle pour les faire taire avec les supposés loisirs de ses opposants, loisirs de bien être en plus, comme la plage !

 

J'ajoute que s'il s'agissait d'un film sur le thème des mêmes activités, il serait fait sous contrôle total de non blessures (même psychologiques...) sur les animaux, et il serait interdit aux enfants bien sûr.

Non, votre « spectacle » ce n'est pas du cinéma, ni art, ni culture, c'est une action d'acharnement sur un animal vivant et en dehors de l'exception sous laquelle vous vous cachez encore, vous seriez puni avec des années de prison ferme.

 

Et à côté de cela, peut être même juste en sortant des arènes, vous défendrez vos enfants des scènes violentes à la télévision ? Vous promènerez votre petit bichon en le protégeant de la moindre petite chiquenaude ? Vous demanderez pour vous, vos proches, la société, plus de sécurité, plus d'harmonie, plus de bien être ?

Alors, à quoi pensez vous donc lorsque vous vous levez de votre banc pour applaudir un tel carnage ? Il est vrai, le « spectacle » est un peu caché par une muleta, et puis un peu aveuglé par le presque fluo du costume de votre champion, vous êtes ébloui peut être ?

Mais vous n'êtes pas devenu aveugle pour autant ?...

 

 

 

 

 

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17 février 2014 1 17 /02 /février /2014 07:55
Ma fille, son sabre en plastique qui ne la quittait pas, et son copain Gilen

Ma fille, son sabre en plastique qui ne la quittait pas, et son copain Gilen

Ma fille aujourd'hui.

Ma fille aujourd'hui.

Tout cela pour vous dire que la gamine que je fus, qui délaissait les poupées pour jouer au train électrique et au Scarletrix, qui chevauchait son vélo dans les bois pour scalper les tuniques bleues, puis rentrait à la maison afin de jeter de l'huile bouillante sur les attaquants de son château fort de salon, n'en a pas moins été ensuite, toute sa vie et je l'espère jusqu'à son dernier souffle, écolo, pacifiste et en recherche de non-violence.

Et j'aime énormément cette vidéo.

Merci le babel.

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15 février 2014 6 15 /02 /février /2014 09:00
Trois ans aujourd'hui.

Trois ans aujourd'hui.

Urtebetze on!

Et une caresse à maman.

Et une caresse à maman.

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