VIVE LA FRICHE!
La nature ne disparaîtra pas si les paysans s'en vont
Par François TERRASSON
II y a des mots qui ont l'air méchant. La friche, cela évoque quelque chose d'agressif, d'enva- hissant, de volontairement hostile.
Et d'après les Centres permanent d'initiation à l'environnement1 qui fêtent en ce moment leur dixième anniversaire, ce grand méchant loup de la friche va dévorer 4 millions d'hectares d'ici à 1990.
Le désert vert, voilà ce qui nous est prédit, en provenance des sources les plus diverses, monde agricole et citadin confondus. C'est la panique! Des terres sans hommes qui produisent des avalanches, des incendies, la fin du paysage et celle de la nature par la même occasion.
Toutes les fins de millénaires, c'est connu, ont besoin d'une grande peur. Celle de l'atome s'usant un peu à force de ne pas éclater en champignons, voici la terreur de la déprise agricole qui prend le relais.
Dommage que, pendant trois milliards d'années, ladite nature se soit sans problème passée de l'existence de l'humanité. Et que l'idée de recommencer pourrait bien lui revenir si ce primate dominateur désorganise trop son milieu. Alors, et si on essayait d'y voir clair?
Toutes les sociétés, tous les individus appellent nature ce qui marche en dehors de la volonté. Il y a un peu de nature dans le poireau, beaucoup dans la jungle. Et beaucoup dans la friche, et c'est là que ça bloque!
Certains peuples ne s'inquiètent pas de voir que des forces ne sont pas sous leur contrôle. Ils essaient de s'y intégrer, de s'en servir, mais ils les respectent. En tout cas, ils n'en ont pas peur! Nous autres vivons sur un modèle culturel qui dit que tout ce qui n'est pas nous est mauvais (méfiance, intolérance, ra- cisme, tabou des friches et de la nature libre).
Il y a une science du sens des mots, la sémantique, qui nous dit tout sur la métaphysique sous-jacente à l'expression verbale. La « dépense » comme on dit, c'est qu'on lâche quelque chose qu'on tenait, quelque chose qui avait tendance à se débattre, mais qu'on domptait par la force, mais le fauve est lâché! La nature sans contrôle va se manifester sans qu'on soit là pour la tenir en laisse.
Et tout le monde croit que c'est un drame!
Notre culture a peur de tout ce qui est naturel. C'est une position idéologique, philosophique, qui n'est pas basée sur des données scientifiques bien qu'on essaie de tortiller celles-ci pour leur faire dire n'importe quoi, par exemple que la disparition de l'agriculture c'est la fin de la nature, leitmotiv de la campagne en cours.
Il est vrai que l'herbe, en poussant sur des pâtures abandonnées, favorise les avalanches, que des broussailles peuvent brûler, etc. Le maïs aussi bien sûr, stagnant des mois tout sec dans les parcelles...
La réalité n'est pas simple. Quand l'agriculteur s'en va, la végétation non domestique s'installe progressivement en une succession de stades qui finissent par reconstituer la forêt. Cette végétation peut rester longtemps marquée par l'ancienne présence humaine. Elle est soit plus diversifiée, soit moins que sur les terroirs agricoles. Beaucoup plus quand elle remplace 1 agricul- ture totalitaire des plaines de cultures, un peu moins peut- être (encore que...) si elle prend la place des bocages cloisonnés de haies.
Et il faudrait raisonner selon les sols, l'humidité, le nombre d'années d'abandon, le climat, etc.
Le ministre de l'Environnement lance en ce moment un appel d'offres intitulé « déprise agricole » dont le but est de préciser ces détails.
Cependant la déprise sera effective bien avant la publication des résultats. En appliquant alors ce que l'on sait déjà, on peut calmer les esprits. Il y a bien longtemps déjà que des naturalistes ont
regardé pousser les herbes sauvages dans les parcelles oubliées. Sans voir poindre la moindre apocalypse! L'inquiétude n'est pas d'ordre écologique, mais culturelle. Le rejet de la friche est typiquement, sur le plan ethnologique, un rituel d'exclusion primitif magico-religieux. Le diable est a nos portes, le loup dans la bergerie.
Il ne manque pourtant pas de bonnes raisons pour défendre l'agriculture. Surtout quand elle est encore l'expression d'une civilisation millénaire d'intégration au milieu.
Ce sont les agriculteurs non conformes au modèle industriel qui sont encore porteurs de méthodes d'aménagement équilibrées. Et s'il faut se battre pour eux, ce n'est pas que la nature disparaîtra s'ils s'en vont. Ce serait plutôt le contraire.
Ce qu'on aura perdu si les exploitants gestionnaires du milieu disparaissent, ce sera un modèle de relation réussi avec la nature, montrant qu'on peut produire au sein d'un milieu resté largement naturel. On aura alors d'un côté le « Flûrbereinigung »2 vide et de l'autre les parcs nationaux. Dans un apartheid définitif où civilisation et nature s'éloigneront indéfiniment l'une de l'autre.
Le voilà le vrai risque de la déprise ! Même si on craint la prolifération des conifères ou des maisons de vacances, il y a tellement d'espace en voie de libération qu'on aura de belles friches exubérantes, foisonnantes de vies multiples. Vive la friche! "Nous n'avons plus besoin de tout le territoire. Une place pour les pouillots, les chardons et les libellules, s'il vous plaît! Mais aussi, au milieu d’eux, plus éparpillés peut-être mais toujours présents, les agriculteurs qui savent produire sans craindre le milieu naturel qui les entoure. Défendons ceux qui appartiennent à une civilisation d'accord avec leur territoire. Ils ont beaucoup plus d'avenir qu'on ne le croit. Si sur 10 hectares (exonérés d'impôts, j'espère!), la broussaille envahit, on en fera une réserve à gibier, et vingt autres au voisinage produiront comme si de rien n'était. Ce n'est pas la friche qui menace l'agriculture, mais l'incohérence des politiques internationales. Arrêtons d'opposer la nature et l'exploitation agricole et réinventons un vieux mot ringard qui par bonheur est encore pour quelque temps au Petit Larousse. Vive la friche : vive le paysan!
François TERRASSON
Maitre de Conférence au Muséum National d'Histoire naturelle Service de la Conservation de la Nature
Laboratoire d'Evolution des Systèmes Naturels et Modifiés dlrifé par J.C. LEFEBVRE
Administrateur de la Fédération Française des Sociétés de Protection da la Nature
Auteur de "La Peur de la Nature" à paraître aux Editions Sang de la Terre.
1 Les CPIE organisent dans toute la France des stages de découverte du milieu naturel et humain.
2 En allemand : « Remembrement » au sens le plus fort impliquant la disparition totale du milieu naturel.