Les bêtes hurlent horriblement quand on les tue. Elles essaient de fuir, elles se coincent entre les portes, refusent d’avancer et reçoivent des décharges électriques pour hâter leur arrivée au lieu de leur supplice. Les tueurs de bêtes qui travaillent dans les élevages en font des cauchemars qui ne s’arrêtent jamais : les cris des bêtes qu’ils ont tuées les accompagnent tout le reste de l’enfer qu’est devenu leur vie. Pour aboutir dans nos assiettes, les bêtes et leurs tristes bourreaux vivent un cauchemar tel qu’il nous ferait pleurer de lourdes larmes s’il était vécu par les pires dictateurs ou les tueurs d’enfants les plus sordides. Combien de morts pareilles coûtons-nous par jour, par heure, par minute? Combien de souffrances sont nécessaires pour le luxe de petits plaisirs cruels dont nous pourrions si facilement nous passer?

Dans Gorge Cœur Ventre de Maud Alpi, il y a la grande triade du rapport homme-animal : l’homme, le chien (l’animal domestique) et la bête (l’animal qu’on abat). Le chien est le fil rouge du film. On ne le quitte presque jamais : c’est quasiment un film "du point de vue du chien". Comme l’"animal domestique" dans les sociétés modernes – que ce soit le chien ou le chat, quasiment le dernier être à conserver des relations pures avec les autres et surtout à être capable de faire circuler quotidiennement de véritables affects – le chien est la conscience vivante du film. Il est entre le jeu et le non-jeu, la fiction et le documentaire. Il est "dirigé". Mais malgré cette "direction", il ne joue pas : ses yeux parlent, disent toute sa compassion, sa colère, son étranglement de tristesse de voir l’enfer permanent dans lequel vivent d’autres bêtes. Les hommes, eux, "jouent" ; même s’ils jouent quelque chose de l’animal humain. Ces sont des acteurs mais ils jouent de façon tellement réaliste que c’est comme s’ils ne jouaient pas. Ils jouent une vie qui n’est jamais que l’arbitraire dans lequel nous sommes tombés et que nous ne méritons pas. Tout vagabond est un fils de prince qui sait qu’il ne devrait pas vivre la condition dans laquelle il est tombé. Tout vagabond est un fils de prince qui "joue" le vagabond. Et puis il y a les bêtes qui, elles, ne jouent pas. Elles n’en ont pas les moyens. Elles traversent les couloirs de la mort. Et elles réagissent chacune à leur manière : les bœufs bougent à peine et ne crient presque pas: ce qui leur arrive les laisse "interdits". Les porcs, eux, hurlent, terrifiés, ils essaient de fuir, se coincent dans les portes, se font engueuler (il est absolument impossible de voir la scène des porcs sans pleurer à chaudes larmes). Ce qui réunit tout le monde, c’est la souffrance : une souffrance abjecte, inutile, gratuite.

Bien sûr que nous pourrions nous passer de viande. Bien sûr que manger des animaux est inutilement cruel ; et la seule raison pour laquelle nous le faisons, c’est précisément la cruauté – pour exercer sur d’autres êtres un peu de pouvoir. La preuve, c’est qu’on ne supporte presque pas la viande : pour pouvoir la manger, elle doit être infiniment transformée, préparée, détournée, alors qu’un fruit ou un légume est naturellement délicieux. Si c’était si "naturel" pour nous de manger de la viande, nous avalerions des écureuils directement cueillis dans les arbres, ou mordrions dans un porc vivant comme on mord dans une pomme. Les hommes ne mangent jamais de porc : ils mangent une "chose" qu’ils ont composé avec du porc, mais dans lequel ils auraient tout aussi pu mettre du bébé de pauvre tant le goût dépend peu de l’être vivant dont on l’a tiré. La seule chose qui compte, c’est justement de l’avoir tiré d’un être vivant : ce que l’homme cherche, dans l’absorption de viande, c’est le fait de se comporter avec une bête comme Dieu avec lui, en grand pervers "artiste", techniquement parfait, pouvant se permettre le luxe d’être indifférent à la souffrance de l’autre et faire de celui-ci la simple matière d’une "chose"… Oui, "Dieu-Seigneur" mange l’homme blanc riche qui à son tour mange les non-blancs, les femmes, les pauvres… Et, à la fin, tout le monde mange les bêtes : l’être le plus faible de toute la Terre. Cela, le film ne le dit pas. Mais tout ce qu’il montre le hurle de colère à nos oreilles.

Et puis il y a Dieu. Il y a les deux "Dieux", telle que l’explique la jeune fille au jeune homme avec qui elle a fait l’amour, dans un monologue qui renvoie à la vision des gnostiques. Un dieu mauvais qui règne sur notre monde, et un dieu bon, qui n’est même que bonté, impuissant sur cette terre, mais qui est présent comme une minuscule lumière dans nos cœurs, nous regarde et essaie de nous parler. La lutte entre ces deux dieux est inégale : le dieu mauvais semble sans cesse triompher, parce que les hommes se soumettent à la puissance, et reproduisent les actes que leur inflige ce dieu mauvais sur les êtres plus faibles qu’eux ; mais, à chaque fois qu’un homme refuse de perpétuer le malheur des autres hommes ou de répondre à la souffrance subie par une souffrance infligée, il fraie un chemin pour le dieu de fragilité, d’amour et de lumière. Ce n’est pas surprenant que les gnostiques, les manichéens et les cathares aient été majoritairement végétariens : la conscience de la souffrance des êtres conduit à la notion d’un dieu plus faible que les hommes, un dieu impuissant sur la Terre, mais aussi la conception d’un Seigneur rendu d’autant plus mauvais qu’il a plus de pouvoir sur ses créatures entraine une empathie plus grande avec les bêtes et ce qu’elles endurent. Gorge Cœur Ventre de Maud Alpi est le premier film qui montre l’évidence de ce combat dans la moindre minute que nous vivons entre animaux et hommes. C’est le premier film qui soit, non pas une représentation de ce combat, mais un acte de celui-ci.

L’incroyable splendeur de Gorge Cœur Ventre – en quoi il ne connaît aucun précédent – c’est qu’il ne se contente pas de dépeindre l’horreur des abattoirs. Il est sublimement beau. Il réussit à transfigurer l’horreur sans la nier : il s’attache à montrer les extraordinaires traces de bonté, d’amour dans le regard et les mouvements des bêtes alors qu’elles s’apprêtent à mourir. Il montre aussi une conscience de la beauté au milieu des ruines qui est de l’ordre de la grâce. Dans certains passages de celui-ci, et dans sa conclusion d’une poésie inouïe, Maud Alpi et sa troupe de chiens affranchis rejoignent les nouvelles de Franz Kafka et le cinéma de Andrei Tarkovski au sommet de leurs expériences visionnaires. Le Paradis est un endroit où les animaux ne doivent plus avoir le couteau sous la gorge pour que nous puissions jouir. Le Paradis est un endroit que le ventre des uns ne transforme pas en Enfer pour les autres.