Une contribution de Daniel Labeyrie
Le dernier voyage
Meuh... Meuh...
Dans l'avenue, le vieux tracteur vert filait à vive allure, précédé et suivi de nombreuse voitures. A l'arrière, dans une remorque d'un autre âge, émergeait la tête d'une vache, vision anachronique en pleine ville.
L'animal se savait condamné car la porte de l'abattoir était proche.
Dans sa tête revenait la vie douce dans les vertes pâtures, les longues journées de pluie, le rude gel qui fait trembler les arbres et mourir les oiseaux dans les fourrés.
L'espace d'un instant, nos regards se croisèrent : dans ses grands yeux de vache, le désespoir était intense. L'extrémité de ses cornes semblait appeler au secours des entités célestes qui ne pourront contrecarrer le funeste destin du bovin.
Dans les abattoirs ça saigne, ça gémit, ça n'a de cesse de mourir, de périr dans le bruit et la fureur. Qui dira la détresse d'une vache esseulée, vaincue par les ans, animal dont on n'a que faire dans une ferme ?
Dans une étable, une hirondelle volète au-dessus de la place vide couverte de paille sèche. Une petite fille laisse tomber des larmes sur son cahier d'écolière face à l'étable. Sur son vélo, un cycliste pose pied à terre au passage du convoi.
Bientôt, des hommes vêtus de noir ouvriront la bétaillère, la vache laissera couler deux grosses larmes sur le béton glacial. Dans le fracas d'une porte blindée, dans l'étroit couloir de la mort, l'on poussera, sans ménagement, une vache condamnée...
Le tracteur retournera au village, la petite fille sautera à la corde, l'hirondelle sillonnera l'azur de septembre.
Dans la prairie, étrangement silencieux, un troupeau de vaches regardera avec mélancolie descendre le soleil derrière la colline.
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