Une contribution de Daniel Labeyrie.
à Bâbâ, compagnon de route
Quand l'hiver cogne à nos corps transis, quand la peau de la terre
se fait âpre, quand le soleil ne laisse passer qu'un soupçon imperceptible
de vague tiédeur, il est temps d'ouvrir l'unique tiroir de la grande armoire à glace pour retrouver la paire unique de chaussons afghans.
Chaussons de laine épaisse tricotés à la main par d'obscures
et invisibles mains de femme afghane dans une modeste maison de terre sèche
de la ville d'Hérat non loin de la frontière iranienne, il y a de cela quelques décennies
lors d'un mémorable voyage sur la route des Indes.
Ordinaires chaussons , rustiques et doux à la fois, achetés dans la rue, non loin des maisons de thé où l'on devise de tout et de rien sur de petits tapis près de la douce chaleur des samovars en laissant couler dans nos gorges la brûlante boisson bienfaisante.
Hérat, ville du maître soufi Ansari, où dans les années septante le galop
des petits chevaux ponctuait les lumineuses journées de l'automne afghan
dans un léger tourbillon de poussière. Lorsque la fête battait son plein les enfants tournaient sur les sommaires manèges de bois sous le bleu unique du ciel afghan.
Quand le soir descendait sur la ville, pas la moindre lumière pour éclairer les rues : une à une , les étoiles s' installaient autour d'un croissant de lune pour laisser peu à peu les ténèbres habiller la cité d'un manteau de fraîcheur.
Bonheur fugace et inoubliable pour des voyageurs malmenés par des semaines d'errances incertaines.
Qui dira la saveur subtile de la plate galette, sortie toute chaude des fours circulaires, que nous partagions en égrénant les savoureuses grappes de raisin blanc?
Qui dira le plat de riz agrémenté d'infimes petits morceaux de mouton dégustés sous des vieilles lampes blafardes et vacillantes ?
Aujourd'hui, le bruit et la fureur se conjuguent depuis des décennies
dans la petite oasis d'Hérat. Les soufis ont-ils tous étés emportés dans la tourmente
de feu et de sang ?
Chers chaussons afghans, aux premières gelées hivernales,
quand ma vie devient frileuse , l'âme de cette laine chaude me réchauffe toujours,
même si l'usure du temps a fripé et râpé cette laine de berger, même si un semblant
de mélancolie tenace s'installe inexorablement dans un défilé d' images brumeuses
volées à un passé de plus en plus lointain.
Daniel LABEYRIE