A saudade é a memoria do coraçao
Coelho NETO
Une contribution de Daniel Labeyrie
Les eaux du Tage se jouent de la lumière du ciel : elles naviguent au gré des fantaisies éoliennes et du passage des nuages plus ou moins capricieux.
Le Pont du 25 Avril défie, hautain, les eaux du fleuve qui va et vient, de marée en marée sans se soucier du flux des saisons.
Les mouettes se frayent un invisible chemin dans les courants aériens puis se posent sur les pontons et les mâts des bateaux. Chapardeuses et effrontées, elles rasent les trottoirs pour emporter la moindre miette .
Quand l'averse se déchaîne et dévale les ruelles d'Alfama, elle donne aux pavés une clarté limpide et des éphémères petits ruisseaux s'invitent dans toute la ville le temps d'une bourrasque.
Au moindre rayon de soleil, le chant d'un oiseau s'échappe d'un oranger couvert de fruits et l'on immortalise cette soudaine magie printanière l'espace d'un instant.
L'ombre de Pessoa plane partout dans la ville et cette saudade vous prend par la manche et vous imprègne les revers de l'âme. Le pas s'alourdit, la démarche se fait plus lente, le regard se dépose sur le dérisoire de deux pavés disjoints, sur une murette effondrée, sur la ruine d'une vieille bâtisse, sur un visage croisé sur le seuil d'une porte
La saudade comme une petite douleur presque imperceptible. Quelques notes de luth, une chanson d'Amalia, une vieille dame entrouvrant ses volets, le grincement du passage d'un tram... Tout se mêle, s'entremêle pour nourrir la saudade.
Puis, un rayon de soleil sur un toit de tuiles dissipe soudain ce sentiment étrange de mélancolie. Les cris d'une commère dans une taverne, une odeur tenace de sardines grillées s'échappant d'une porte ouverte... Ici, l'on passe de l'ombre à la lumière, de la tristesse à la joie avec l'aisance d'un vol de goéland.
A la Foire de la Voleuse, sur les hauteurs de la ville, tout un bric-à-brac s'entasse à même le sol : statuettes poussiéreuses, frusques décolorées, chaussures à bout de souffle, vieux disques aux pochettes jaunies, azulejos fatigués par le passage des siècles, postes de radio nasillards débitant des vieilleries inaudibles...
Auprès d'un vélo d'un autre âge, un vagabond buriné chante d'une voix sûre des psaumes sous une ombrelle. Personne ne semble l'écouter mais l'homme conserve sa ferveur malgré l'indifférence ambiante.
Les châtaignes grillées font virevolter des volutes de fumée bleue mais les gamins croquent avec délectation ce fruit brûlant qui noircit leurs petits doigts.
Dans le tram n°28, des anciens devisent sur la fuite du temps, déplorent les caprices du temps mais les soubresauts de la carcasse métallique du véhicule ne semblent aucunement les gêner. Des écoliers effrontés règlent leurs différents entre deux jurons, quelques gifles claquent mais personne ne s'offusque de la fougue juvénile de ces gamins .
Au Panthéon, dans la froideur et l'arrogance hautaine de ce lieu, repose la dépouille de la reine du fado, Amalia Rodrigues... Ses chansons résonnent, bouleversantes sous l'immense coupole … Seul, un œillet rouge presque fané, colore le marbre froid du tombeau de la dame dont la gloire se décline en notes musicales au moindre coin de rue.
Au mira douro de l'église de la Grâca, une veuve se recueille devant un modeste oratoire dédié à la Vierge pendant que le crachin habille de gris l'immense panorama de la ville en contrebas.
A la faveur des pavés aux formes incertaines, des modestes pissenlits s'évertuent à fleurir sous un banc que ne dédaignent pas des amoureux en goguette.
Lorsque la nuit installe ses ténèbres, des ombres inquiétantes se glissent dans les ruelles mais le croissant de lune, imperturbable, joue au-dessus des toits de tuiles pendant que les grues du port s'affairent sans relâche sous des éclairages blafards.
Ah, Lisboa... Lisboa... ta chanson me trotte dans la tête
Daniel LABEYRIE