Parfois, il est vrai, le hasard fait bien les choses.
Depuis déjà quelques jours, j'avais programmé le présent article pour publication aujourd'hui.
Or, hier, nous apprenions l'annulation du Paris-Dakar.
L'Afrique encore et, spontanément, une phrase de Romain Gary m'est revenue à l'esprit (cf précédent article). http://jenolekolo.over-blog.com/article-15281128.html
J'y vois comme un signe.

En Mai 1968, je faisais la connaissance de Michèle et Michel Carré-Chestier.
C'était à Paris, au Jardin des Plantes, dans les bureaux de la Société Nationale de Protection de la Nature, la FNE (France Nature Environnement) n'existant pas encore.
Tandis qu'autour de nous les pavés et les matraques volaient en tous sens et se rencontraient parfois, nous nous retrouvions dans l'amour de Jean Giono et de Romain Gary, d'Henry David
Thoreau et déjà, alors qu'elle était fort peu connue, de Marguerite Yourcenar. Ni Marx ni Jésus, ni Mao, ni Che, ni gourou, ni leader, nous écoutions Giono "Ne suivez personne, marchez seul. Que
votre clarté vous suffise" Nous en parlions avec Claude, le frère du peintre Bernard Buffet, ami de longue date de l'écrivain et marchand amoureux de livres anciens et aussi avec le
frère de Boris Vian, qui tenait un merveilleux magasin d'instruments de musique, qui nous faisait penser à l'atelier de Gepetto et qui se trouvait rue Grégoire de Tours. Nous avions l'immense
honneur et la joie sans nom de côtoyer Théodore Monod, et quand le moral était au fond des chaussettes, nous nous reprenions des forces en buvant à l'humour de François
Terrasson, défenseur de la haie, de la friche, chantre de notre nature intérieure..
Deux mois plus tôt (en Mars) Romain Gary avait publié dans "Le Figaro", la "Lettre à l'éléphant".
Depuis lors, ce texte est resté gravé en
moi, jusque dans la moindre de mes cellules.
Et il y a un peu plus d'un mois , l'association "Le Grand Chardon-Astobelarra" , dont j'ai la joie d'être co-fondatrice ainsi que secrétaire,
http://astobelarra.over-blog.com/
l'a publié, comme premier volume de sa collection "Litté-nature", en version bilingue Euskara -Français (Merci à P. Errekarte pour la traduction en langue Basque) avec de
superbes illustrations de la jeune Souletine Laure Gomez http://laureg-illus.blogspot.com/.
Pour rappel, en 1956 déjà, Romain Gary avait obtenu le Prix Goncourt pour un roman visionnaire s'il en est "Les Racines du Ciel", dont le thème était le même que celui de la
lettre à l'éléphant.
Il y a quelques années de cela, le fils aîné de Michel et Michèle avait accepté d'écrire une critique de ce roman mythique pour "Iguzki Lore", le journal des Verts du Pays Basque.
Je viens de la retrouver. Je vous l'offre.

A LIRE : Les racines du ciel
Romain Gary - Le livre de Poche
C'est un monde fragile et brut, ouvert à tous les possibles,où se mêlent inextricablement la suprême beauté de la vie et l'atrocité quotidienne de la mort ; un monde où se
côtoient les souvenirs véritables de ce qui fut le berceau de notre espèce, et les conséquences les plus ultimes, les plus mortifères, des erreurs que nous avons commises au cours des
siècles.
L'Afrique mange chaque jour sans remords des milliers de ces vies humaines qui pourtant sont sacrées à nos yeux ; mais beaucoup de ceux-là même qu'elle a
malmenés l'aiment jusqu'à leur dernier souffle -peut-être simplement parce que l'on y rit autant qu'on y souffre, et que la sensation de la vie y est plus précaire, donc plus entière qu'ailleurs.
Cette intensité que suggère le continent noir en a fait le cadre idéal pour ce roman de Romain Gary, écrit comme on lance un appel, qui devait obtenir en 1956 le prix Goncourt.
Les racines du Ciel nous plongent dans une AEF en sursis, un empire colonial français qui mourra bientôt de l'insoluble contradiction entre la bonne
conscience de la "mission civilisatrice" et la réalité d'une domination vampirisante, d'autant plus incongrue et dangereuse qu'elle a brutalement plongé ce territoire intemporel dans la spirale
sans fin de l'histoire. Quelques âmes en peine, meurtries par la guerre, ont trouvé refuge dans ce Tchad des années 50, aux paysages encore épargnés et vides de souvenirs, où ils recherchent les
traces lointaines de leur propre innocence. Un univers étrange, loin de tout, peuplé de missionnaires au paternalisme un peu rude, d'administrateurs secrètement amoureux de la brousse, de sa
magie et de son désordre, de contrebandiers sans foi ni loi que plus rien n'étonne, et de nationalistes africains haïssant les traditions ancestrales, bardés qu'ils sont de leur croyance en une
Afrique indépendante, unifiée, industrialisée et autoritaire -un rêve qui n'est qu'un pur produit de ce colonialisme qu'ils entendent combattre.
Dans ce monde très masculin débarque un jour Minna, prostituée berlinoise paumée, à qui la guerre a tout appris de la lâcheté et de la cruauté des hommes ; beaucoup tenteront, dans leur orgueil,
de la séduire, elle qui n'a plus confiance que dans la persistance de la nature… Car elle a compris qu'une seule voix pourrait faire taire ce mâle concert de faiblesses, de pauvres espoirs, de
contradictions intimes, et à ses souffrances à elle, aussi universelles qu' impossibles à partager ; et que cette voix est celle des éléphants.
Dans ces premières
années post-atomiques, où le mot "écologie" reste inconnu du plus grand nombre, et où les préoccupations qu'il traduit passent au mieux pour des futilités de poète, ces mastodontes hérités de la
préhistoire, inconscients, insouciants et innocents de la tragédie du monde civilisé, avec leur force fracassante et leur liberté provocante, deviennent pour le meilleur et pour le pire l'emblème
de la vie sauvage de l'Afrique, une vie dont le destin est en train de se jouer. Evidemment, pour ceux qui ont faim -les plus nombreux- cet emblème est avant tout, depuis toujours, une
irremplaçable réserve de viande. Mais les plus dangereux prédateurs sont les chasseurs blancs, ces êtres incapables de se prouver la valeur de leur existence autrement qu'en supprimant celle
d'autrui, qui voient dans les éléphants le fantasme le plus accompli de leur maladie volonté de puissance, et dans leur ivoire une matière d'autant plus fétiche qu'elle est incroyablement
lucrative. Et aux yeux de beaucoup, enfin, ces animaux incarnent précisément, à travers leur incontrôlable force de destruction, tout ce qui ne pourra et ne devra plus exister dans une Afrique
moderne.
Jusqu'au jour où surgit Morel. Cet éternel militant défend une idée toute simple : il faut sauver les éléphants, quel que soit l'avenir que l'Afrique se
choisira, car sans eux l'homme irait droit à sa propre perte. Ce rescapé des camps peut en parler, lui qui n'a survécu (alors que les nazis avaient brisé ses forces et l'avaient privé de toute
liberté, de toute dignité et de tout espoir), que grâce à sa simple et primitive faculté de rêver, de tout oublier dans la contemplation de ce que son imagination avait de plus beau à lui offrir
comme échappatoire à la sinistre réalité des hommes : la vision d'un troupeau d'éléphants courant sans limites à travers la savane. Rien n'a pu abattre Morel à partir du moment où il a songé
qu'au moment même où il souffrait derrière les barbelés, cette puissante image de la vie continuait à exister quelque part dans le monde, comme une ultime et éternelle consolation ; rien n'a pu
arracher de son cœur cette aspiration d'au-delà du désespoir, ces racines du ciel si profondément implantées en lui, qui seules lui ont permis de se savoir encore humain.
Aussi Morel est-il prêt désormais à arpenter la savane, sa serviette bourrée de manifestes et de pétitions toujours à la main, pour venir à son tour au
secours des éléphants qui tombent par milliers. S'il ne s'en prend pas aux Africains qui les dévorent, lui qui veut simplement empêcher l'humanité de se perdre dans une fuite en avant vers
la destruction totale, Morel est si sincère et si têtu qu'il ne tarde pas à faire des émules, à commencer par Minna, qui le suivra jusqu'au bout de ses forces et à réveiller la conscience d'une
opinion publique mondiale dont il espère beaucoup.
Afrique crépusculaire
Bien sûr, sa quête est sans issue : dans cette Afrique crépusculaire sous son soleil de plomb, où grondent la révolte et la sécheresse, il finira sans doute
au bord de la route avec une balle dans le dos, il le sait ; mais tout ce qui compte pour lui est que son message passe, qu'il retentisse plus loin dans l'univers que tous les cris d'éléphants
assassinés.
On peut saluer la mémoire de Romain Gary, qui a su donner à ce personnage de papier, combattant dans un monde bien réel et restitué avec minutie dans toute sa
complexité, le pouvoir de se faire entendre à une époque où il était facile aux cyniques, bien plus encore qu'aujourd'hui, de taxer l'écologie de sentimentalisme simpliste. On peut le remercier
d'avoir mis tant d'éloquence dans la voix de Morel et de ses alliés que leurs paroles semblent aujourd'hui d'une actualité encore bien plus brûlante qu'au moment de la parution du
roman…
Arcas Cronifer
Les photos sont de Philippe Santini.