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12 mai 2008 1 12 /05 /mai /2008 08:00

 Il y a deux ans aujourd'hui, Jean-Pierre Ghesquière nous faisait une mauvaise surprise, celle de nous quitter sans retour.

Militant des Verts du Pays Basque , Jean-Pierre était également un militant associatif infatigable dans le domaine culturel et social. Il avait fait sien le combat pour une agriculture biologique et paysanne, pour une économie équitable et solidaire sur toute la planète. La force de ses convictions, la sincérité de son engagement était un encouragement de tous les instants pour ceux et celles à qui il arrive parfois d'avoir envie de baisser les bras.
Jean-Pierre aimait énormément participer au Festival Colibri, une fête qui se déroule rituellement chaque année chez un autre ami, à Came. Là, il lui est arrivé de participer à la scène ouverte. J'ai retrouvé un texte qu'il avait écrit à cette occasion et je vous le livre ci-dessous.

                                                  Jean-Pierre dans l'un de ses rôles préférés, celui de grand-père.

  Le marché de Came.

            « Hier matin je suis allé au marché »

J’attire immédiatement votre attention : cet incipit a l’air tout simple, mais il est trompeur, nous sommes ici en pleine fiction poétique. Nous sommes à Came, et nous sommes le samedi. Or à Came la veille du samedi, le vendredi donc, il n’y a pas de marché. Dire « Hier matin je suis allé au marché » c’est dire une ineptie puisqu’il n’y a pas de marché, ni le vendredi, ni tout autre jour, et de plus il m’arrive rarement d’aller au marché, surtout à Came et un vendredi.
Si encore on était un jeudi et à Peyrehorade, ce pourrait être exact : il y a bien un marché en cette charmante bourgade le mercredi. Mais nous serions alors dans le domaine du reportage, du documentaire, de l’information, dans l’ordre de la transcription exacte de faits précis. Or nous en sommes loin : il s’agit ici de poésie, et en poésie, l’écart à la normale fait partie des possibilités.
Cette première mise au point faite, je reprends :
« Hier matin je suis allé au marché,
« J’ai dû marcher pour aller au marché »
Je vous vois légèrement sourire : je conviens qu’il y a une petite maladresse de style. Au départ j’avais écrit : « Hier matin je suis allé au marché, pour aller au marché j’ai du marcher ». Mais cela soulève un sérieux problème de rimes parce que le nom commun marché c’est marché- É, alors que le verbe marcher c’est marcher- Ê, et cela me donnait une rime en É- Ê qui n’est pas très jolie. C’est pourquoi j’ai finalement opté pour : « Hier matin je suis allé au marché, j’ai dû marcher pour aller au marché ». C’est moins élégant, mais cela rime correctement. Veuillez m’excuser de cette incise, c’était pour vous expliquer la genèse de mon œuvre.
Je continue:

« J’ai acheté un petit potiron

« Pour la somme de deux euros

« Soixante-quatorze tout rond 

J’en conviens, là aussi il y a une petite difficulté. « Deux euros soixante-quatorze tout rond » alors que deux euros soixante-quatorze, ce n’est pas tout rond, est-ce bien cela ? Vous n’avez pas tort, mais comprenez-moi, il fallait absolument que je trouve une rime avec potiron. Le choix qu’offre la langue française de mots de trois pieds terminés par « -on » est vaste : aileron, aviron, biberon, cornichon, environ, fanfaron, graisseron, macaron, percheron, puceron, vigneron, caleçon, etc. Cela peut paraître beaucoup, mais n’oubliez pas une chose : c’est de la poésie, non une loterie. On ne peut pas écrire n’importe quoi ! On ne peut pas dire, par exemple « Pour la somme de deux euros soixante-quatorze environ ! … car quand on connaît la somme au centime près, on ne peut plus mettre « environ », cela ne fait pas sérieux. Eh! oui, il faut y penser à des implications ce cette sorte. Il y avait bien une solution qui n’était pas mauvaise, c’était d’écrire « Pour la somme de deux euros et puis quelques poussières ». C’était très beau en soi, seulement je n’avais plus la rime avec potiron, outre le fait qu’évoquer la poussière est peu appétissant à propos de nourriture achetée au marché, et de surcroît injuste envers mes talents de cuisinier.

Nonobstant j’aurais pu utiliser « crème pâtissière » pour rimer avec « poussière », mais cela me mettait devant une délicate situation : de la crème pâtissière, on n’en trouve pas sur le marché mais chez le pâtissier. Or à Came, commune près de laquelle j’habite, non seulement il n’y a pas de marché, mais en plus le pâtissier s’y moque de la poésie, il est fermé le samedi, d’autant plus fermé qu’il n’y a aucun pâtissier à dix kilomètres à la ronde. Ce qui fait qu’on ne pouvait pas dire le poème un samedi à moins de chambouler tout. Si bien qu’au bout d’un moment j’ai pensé : Oh! , ce n’est pas si mal que cela, le mieux est l’ennemi du plus… Eh oui ! voyez-vous, vouloir changer un détail ici implique en général de remanier l’ensemble ailleurs, et parfois de fond en comble. La poésie est un art difficile.

Je continue donc :

« Quand j’ai eu rempli mon panier à prosion… »

Vous avez bien entendu « prosion », vous avez compris que je voulais dire « provision » et vous avez conclu à un lapsus : vous avez tort, j’ai intentionnellement écrit « prosion ». Si j’avais écrit « Quand j’ai eu rempli mon panier à provision », j’aurai eu un pied de trop ! Comptez vous-même, cela fait treize, or je fais dans l’alexandrin, il m’en fallait douze, je devais en supprimer un! La solution la plus simple était de supprimer le dernier, de supprimer «-sion », mais j’en avais besoin pour la rime suivante, j’étais obligé de le garder par souci de cohérence d’ensemble de mon texte. J’ai donc procédé dans l’ordre, je suis passé à l’avant dernier pied, j’ai enlevé « -vi ».

« Quand j’ai eu rempli mon panier à prosion,

« J’étais ravivi et pris une décision… »

Prosion rime avec décision : vous saisissez ici ce que je viens de vous dire sur la cohérence d’ensemble du poême, et de l’incongruité qu’aurait été « provis » rimant avec « décision ». J’aurais pu évidemment choisir la facilité de provis rimant avec décis, mais ces mots n’existent pas en français, il s’agit d’honorer la langue, non de la massacrer à la tronçonneuse, on ne peut exagérer dans la licence poétique, sinon les bornes sont dépassées et alors il n’y a plus de limites.

 Et puis surtout, le « -vi » supprimé précédemment, vous constatez que je l’ai recyclé aussitôt, obtenant ainsi un effet dont j’espère que vous appréciez la virtuosité sonore. En plus cela tombait très bien : j’avais besoin de douze pieds et si j’avais écrit « ravie » je n’en aurais eu que onze !

« Comme on trouve au marché

« De si beaux potirons

« Je le dirai à mes potes

«  Et ce sera au marché

« Que tous mes potes iront

Je termine donc sur un clin d’œil : deux rimes en « –é », deux rimes en « –iron », mais pour ne pas céder à une symétrie trop facile j’intercale une rime en « -otes ». Quant au calembour final bien connu, là aussi j’innove, nul avant moi n’ayant pensé à l’inclure dans un travail de création poétique.

Il me reste maintenant à récapituler

« Hier matin je suis allé au marché,

« J’ai dû marcher pour aller au marché »

« J’ai acheté un petit potiron

« Pour la somme de deux euros

« Soixante-quatorze tout rond 

« Quand j’ai eu rempli mon panier à prosion,

« J’étais ravivi et pris une décision… »

« Comme on trouve au marché

« De si beaux potirons

« Je le dirai à mes potes

«  Et ce sera au marché

« Que tous mes potes iront

 

En Août 2000, avec son humour et sa bonne humeur, il participait chez moi aux tout premiers travaux de construction du Centre de Sauvegarde de la Faune Sauvage, Hegalaldia, aujourd'hui installé à Ustaritz.
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commentaires

C
Pas mal ton ami le pot iron !
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