Certains qui me connaissent ont tenté de lire de la poésie, en vain. Comment lire la poésie, et l’apprécier, puisque tant de
gens la fuient parce « qu’ils n’y comprennent rien » ?
Considérez comme faux ce qui suit :
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La poésie ? De jolies phrases qui riment, avec le même nombre de syllabes dans chaque vers !
La rime n’est pas nécessaire. En appui au dictionnaire de rimes, je prends la version CD – Rom d’un dictionnaire.
J’y trouve la fonction « recherche phonétique ». Elle me liste tous les mots finissant par un son : facile, Émile ! Quelle belle rime, lorsque bien présente, elle se fond dans
le tout, naturellement, ou qu’elle arrive en coup de frein, pour suspendre l’élan. Sinon, son poids mort casse le rythme des vers : une ballerine en snow-boots, tutu et casque lourd pour
tenter des entrechats discrets. Il en va de même pour le mètre, le nombre de syllabes : on peut le conserver. Trop rigide cependant, il dessert le souffle. Le souffle ? La
respiration, haletante ou profonde, qui, dans nos parlottes habituelles colore tout autant les mots, leur donne épaisseur et force, voilà le filet d’eau dont aucune digue ne doit briser la
puissance.
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Les poèmes qu’on ne comprend pas, ce n’est pas de la poésie.
Beaucoup de philosophes ont écrit de mauvais poèmes : Voltaire par exemple. Pourquoi ? Parce qu’avec des
rimes de 800 tonnes, il décrit non pas des émotions, mais des idées. Remises en prose, comme un bon exposé philosophique, on y sent des faiblesses. Alors pour faire passer la pilule, hop, on
mouline le tout en alexandrins. Ça vous donne un côté vieux sage, croit-on. Que nenni ! Sous les douze pieds moralisateurs se cache un laxatif puissant. Ils emmerdent — je n’ai pas d’autre
terme aussi proche de sa vulgarité — tout le monde…
Voltaire écrit : « Demandez aux mourants, dans ce séjour d'effroi
/Si c'est l'orgueil qui crie “O ciel, secourez-moi !
O ciel,
ayez pitié de l'humaine misère !”
/“Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire.”
/Quoi ! l'univers entier, sans ce gouffre infernal/Sans engloutir Lisbonne,
eût-il été plus mal ?
».
On le lit bien : « l'humaine misère », voilà une lourdeur de trop, placée ainsi pour la rime, pour le
mètre. Dans tout ce texte, matière à une prose en uppercut, l’absence de poésie ailleurs que dans la forme académique rend l’ensemble grandiloquent. Comptez le nombre de fois où en si peu de
vers, Voltaire utilise le verbe « être ». Ce verbe terne répété manifeste la fadeur du propos. Au final, on écoute poliment les longueurs que la recherche de la rime et du mètre impose.
Faute de raisonnement bien boulonné, car Voltaire se savait sans plus d’arguments que d’autres sur ce point, les « Donc », les « Car » ont cédé la place à des « Ô »,
des « Ah » surjoués, bidon.
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Qu’y a-t-il à comprendre dans un poème ?
Le minimum. Le poème prononce ce que l’essai, l’exposé, la démonstration, le roman, la nouvelle ne peuvent pas
exprimer.
Tout le poème mélange la musicalité et l’émotion. Le poème c’est de l’émotion qui chante. La technique n’a d’autre
justificatif que d’y mener.
Ne cherchez pas ce que l’auteur a voulu dire par là, s’il a vécu ou inventé : ressentez l’émotion.
Quand R. M. Rilke écrit « Dansez l’orange », quel mouvement, quel parfum éveille en vous quel
sentiment ? Le sentiment enfin atteint, le poème sera lu.
Oui, P. Celan est très hermétique. Si l’on veut « comprendre ». Qu’on se laisse pourtant saisir par
l’ambiance, le ton, et alors son monde apparaît. Ensuite, comme les topinambours, on aime ou pas…
Quant à la joliesse, cela dépend du modèle. G. Benn est morbide. Mais son travail cherche un hymne à la beauté au
creux des salles de dissection, à la « Morgue ». Le thème, le sujet du poème demeurent parfois inconnus du poète lui-même. L’internet, avec ses milliers de blogues poétiques, montre la
facilité à mettre par écrit un bon gros chagrin. « Amour, toujours, pour » contre « sage, volage, mariage ». La poésie ne pourrait donc restituer le bonheur, sans les
« Ah », « Ô » et adjectifs de circonstance ? Certes, le mièvre guette. Travailler à écrire le simple, le bonheur : rude et bel exercice. L’exploration de la
complexité du simple, de l’étrangeté du banal, guidé par la poésie nous mène au tréfonds de nous-mêmes et du reste.
Si vous voulez lire de la poésie, laissez-vous guider par l’émotion, même fugace, même infime, même confuse. Les
assonances, les glissements de son et de sens, les images concrètes et le flou du rêve, tout vient la servir. Oui, un soldat peut dormir la nuque baignant dans un frais cresson bleu. Non, à ce
moment du « Dormeur du Val », l’herbe n’est plus verte. Si cela vous désarçonne, alors prenez les poèmes calmement, en imaginant ce qu’ils lâchent mot à mot. Laissez vous aller à la
rêverie : « cela me rappelle, on dirait un peu comme quand... ». Très vite, cette lecture s’imposera, et vous entrerez dans les poèmes, car déjà eux vous attendront en vous.
Ensuite, après bien des lignes, dont les vôtres, car le beau est fécond, vous discernerez le cliché standard, ce
vêtement trop usé, aussi facilement qu’entre deux couscous, vous saurez celui qui vient de la cantine et de son fer blanc. Vous serez déçu par l’arnaque des « chevaliers de la rime dans les
cités du crime » : ils ont des choses à déclarer, mais doivent tout apprendre de la langue, et oublier comment la démagogie les a poussés au premier plan. Vous verrez les soudures où
l’auteur a peiné ; vous compatirez, parfois émerveillé, d’autres fois notant le procédé : on ne sait jamais ce qui peut servir. Vous admirerez — car vous les verrez — et le travail fait
par l’un pour parvenir, après des années de gammes, à une spontanéité criant sa vérité du jour, et la façon dont un autre rivette des mots lentement choisis, et la maîtrise de la grammaire que
cet autre possède pour la contraindre à exprimer ce qu’il veut. Vous verrez lequel a du talent et de la maestria, tout en sachant vous laisser faire, vous laisser guider vers le plaisir.
La première fois que, relisant pour la dixième fois peut-être une strophe, vous sentirez vos yeux s’humecter sans
savoir d’où cela vient, ou bien qu’une phrase nouvelle s’installera en vous avec l’aisance d’une évidence, ou bien que la sonorité d’une strophe suffira au-delà du sens des mots à rénover
totalement ce que ces mots peuvent exprimer, alors vous aurez appris à lire la poésie.
Puis une fois tous les dix ans, ou dix fois par jour, quand un bouleversement vous saisira, vous aurez à la main ou en mémoire,
la légende de cet arrêt sur image : ce sera de la poésie. Vous serez heureux de rejoindre ce genre de station de bus, cette page avec ses mystérieuses petites lignes dites des vers, véhicule
plus ou moins cahotant, mais en route vers Cythère : « Invitation au voyage ».
Parvenu à ce point, vous entendrez ne serait-ce que parfois, les poèmes muets enfouis dans un brin d’herbe, un regard, un
lampadaire et trois ratons laveurs. L'essorage de la machine à laver vous dictera une rythmique, les noms de ce qui tombe sous vos yeux, un abécédaire. Là, entre les choses de la vie, vous
percevrez la silhouette vague d'un poème à naître. Avec plus ou moins de réussite, je suis prêt à parier que, dans les replis du quotidien ou la saillie d’un satori, vous tenterez de trouver les
mots de ces textes encore silencieux pour les mener au jour.
Vous aurez alors appris à lire et à écrire la poésie.
P.-S. : Désolé de n'avoir pu faire plus court sur un tel sujet…