En ma possession alors, 300 euros, reliquat d’une somme versée par les assurances après une tempête. Cela faisait déjà longtemps que je songeais à sauver un pottok de la boucherie. Puis, la maladie de la langue bleue est arrivée et mon voisin n’a plus eu le droit de mettre parfois ses brebis sur le terrain de la maison. C’était, m’avait-il semblé, le moment de foncer. Surtout ne pas temporiser, ne pas tergiverser. J’ai appelé le maquignon qui m’a dit «Je crois que j’ai ce qu’il te faut, mais viens la voir avant, savoir si elle te convient.» Bien inutile, évidemment que tu me conviendrais, mais il insistait, je suis donc allée faire ta connaissance. Tu étais maigre (on te voyait les côtes), timide, craintive. Je ne connaissais rien de rien aux chevaux et je n’étais pas craintive, mais tu m’intimidais. Qu’importe, je te voulais et hors de question que je te laisse là, à l’antichambre de la mort. Je t’ai donc «achetée» «au prix du kg de viande» m’a-t-on précisé. La délicatesse de cette société de tiroirs - caisses.
Rien n’était prêt, vraiment rien, mais tu es arrivée trois jours plus tard, toute petite, seule dans un immense camion de transport de «bestiaux» où tu avais l'air complètement perdue. Je te vois encore entrer sur le terrain où l’herbe était d’une hauteur que tu n’avais jamais vue, quelle joie c’était pour toi comme pour moi!
Sur les papiers, tu te nommais Pottoka. Je t'ai appelée plusieurs fois en te donnant ce nom, tu n'as pas tourné la tête. Au bout de trois jours, j'ai décidé de te nommer Gaztain car tu avais la belle couleur chaude de la châtaigne. Trois jours encore et lorsque je t'appelais Gaztain, tu commençais à tourner la tête.
Tu n’étais pas là depuis 15 jours qu’un berger de passage me dit «Elle est pleine, mais je ne sais te dire quand sera la mise-bas." Le choc, t'imaginer à l'abattoir avec ton petit dans le ventre!
Habituée à la montagne, tu méprisais tout ce que nous appelons le confort, mais j’ai aménagé quand-même un tout petit abri dans un vieux poulailler et un ami y a installé deux râteliers. En attendant que tout cela soit prêt, ma fille et moi te portions, là où tu te trouvais, le foin acheté à la coopérative dans de grands seaux et, souvent sous un parapluie, nous attendions que tu aies fini ton repas.
Puis, Altxor est né, ma fille l’a découvert debout à côté de toi tôt un matin de février, propre, bien coiffé et apprêté comme s’il sortait de chez l’esthéticienne. Comme tu étais fière, comme tu le protégeais! Lorsque nous approchions de vous, nous avons vu un milan royal s’envoler avec le placenta et c’était bon de se sentir ainsi intégrée dans la nature. Mais tout à coup, je réalisais l’ampleur de la charge qui m’incombait, manquant de place, manquant d’argent, manquant de connaissances, de compétences. Alors, je te l’avoue maintenant ma Gaztain, j’ai tenté de donner ton fils à des particuliers en qui j'avais confiance, à des clubs hippiques, (le vendre, j’aurais eu honte) je préférais le voir heureux ailleurs que malheureux chez moi. Mais personne n’a voulu l'accueillir, malgré sa beauté. Je ne suis tombée que sur des excuses «J’voudrais bien, mais j’peux pas parce que etc». Il est donc resté là, avec toi. Vous n’avez été séparés que quelques semaines lorsqu’il m’a fallu l’envoyer à la montagne dans un troupeau pour qu’il y apprenne les codes équins. Tu étais si triste, loin de lui ! Je te parlais de lui tous les jours en disant «ton fils». Et puis deux jours avant son retour, j’ai dit «Altxor». Tu as tourné la tête et tu l’as cherché en hennissant. Je regrettais de t’avoir donné cette fausse joie! Mais deux jours plus tard, quelle fête pour vous deux! Ma si brave Gaztain, toi à qui , avant que je te connaisse, on avait tant retiré d’enfants pour les envoyer à l’abattoir ! Et puis, j'ai honte aussi de cette pensée fugitive qui m'a traversé l'esprit deux ou trois fois :" Quels boulets dans ma vie, quelle idée j'ai eu d'aller chercher cette jument!" Mais mon regard croisait le tien et je te demandais pardon.
Si j’ai été obligée de l’envoyer ainsi loin de toi quelques temps, c’est que ton beau gosse de fils tournait mal. La maman gâteau que tu étais ne pouvait pas lui enseigner les règles de la vie en société, et moi, prise au dépourvu, totalement inexpérimentée, vivant par ailleurs des choses très lourdes, j’étais bien incapable de m’imposer auprès de lui. Comme un adolescent humain, il cherchait des limites que personne ne lui indiquait Peu de temps auparavant, j’avais confié son éducation à quelqu’un en qui je pensais pouvoir mettre ma confiance, il l’a maltraité et le pauvre Altxor est devenu dangereux, il ne pouvait plus supporter que quiconque s’approche de lui, il était comme fou. J’ai eu si peur de ne pouvoir le «récupérer», lui apporter la sérénité et pourtant son comportement s’est amélioré lentement mais sûrement (merci Véro, merci Julie). Et aujourd’hui, c’est un amour, très fougueux, certes, mais un amour.
Mais restait le problème du manque de surface, avec un terrain exposé au nord dans un pays pluvieux. En 2010, un appel a été lancé dans le quotidien régional ( merci Monsieur Crusson) afin de trouver un terrain à louer pour que le sol et la végétation d'ici puissent se reconstituer. Pas de terrain mais une quinzaine de personnes ont écrit pour envoyer de l'argent. Douze d'entre elles sont depuis d'une indéfectible fidélité. Qu'elles reçoivent tous nos (Gaztain, Altxor et moi) remerciements car sans elle, rien n'aurait été possible. A force de chercher, en 2013, il a été trouvé une lande pentue à une douzaine de km d'ici. Ma Gaztain, avant de vous lâcher là-bas, ton fils et toi , tu ne le sais pas, mais avec quelques amis , nous montions chaque mois d'Avril rafistoler les clôtures de bric et de broc pour vous empêcher d'aller voir chez le voisin ( mais cela vous est quand-même arrivé plus d'une fois et il a fallu vous courir après, tu étais la plus difficile à attraper, coquine!), dégager les sentiers bloqués par les arbres tombés pendant l'hiver. Nous pouvons les remercier , ces personnes qui se sont réunies autour de vous deux, ma Gaztain. Quand j'arrivais pour vous voir, plus d'une fois par semaine pendant cinq mois, je mettais mes mains en porte-voix et je vous appelais depuis la route. Quel bonheur de vous voir de si loin tourner la tête, dévaler la pente et arriver avant moi au portail! Mais ces deux dernières années, tu traînais la jambe, tu montais moins haut, tu descendais plus lentement, ton fils ne s'éloignait pas de toi et il venait vers moi en réglant son pas sur le tien, en s'arrêtant pour t'attendre. D'ailleurs, quand depuis quelques années, il fallait que je t'administre quelques soins, il venait se coller contre toi, il posait sa tête sur ton cou et sa gorge émettait un grondement sourd qui me bouleversait. Comment aurait-il pu mieux te dire qu'il était là pour toi comme tu l'avais toujours été pour lui?
Tu sais que toi, lui et moi nous devons remercier aussi chaleureusement tous ceux qui nous accompagnaient dans votre transhumance en mai et en septembre, à pied et par les collines. Mais en 2022, à la transhumance de retour, tu étais si fatiguée, tu avais l'air si triste, que cette année, vous avez voyagé en van! Tu te souviens, je vous disais que vous vous embourgeoisiez. Et nous pouvons aussi remercier chaleureusement à cette occasion Leila qui se reconnaîtra. Et ta véto aimée, Véro qui te redonnait du peps à chaque retour d'estive.
Ces deux dernières années, sécheresse oblige, l'approvisionnement en eau dans votre estive a été un réel problème. Je tremblais tellement à l'idée que tu te casses une jambe en descendant au ruisseau qui de surcroît, ne coulait presque plus! Gaztain, remercions aussi l'amie qui nous a procuré une cuve et celui qui l'a transportée. C'est fou les gens que tu as pu rassembler autour de toi et de ton fils! Et si quelques-uns(es) ont eu parfois un peu peur d'Altxor, toi, tu as toujours attendri tout le monde. Tu étais si émouvante!
Tu te souviens ma belle jument, mardi dernier, le 7 novembre en soirée, alors que tu t' étais un tout petit peu éloignée de ton fils, je t'ai donné cinq châtaignes qui dormaient au fond de ma poche en te disant de ne pas faire de bruit en les mangeant pour que le lascar ne vienne pas en réclamer. Je t'ai prise par le cou, j'aimais tellement ton odeur, tes yeux étaient si doux et ton regard si bon! Tu me laissais te parler dans l'oreille, j'étais si heureuse de ta présence, c'était un si doux moment!
Et pourtant, mercredi matin, 8 novembre maudit, en allant chercher un ami chez lui, au pied de la forêt d'Irati, j'entendais sur Radio Irulegi Gabi Durruty qui parlait d'un voyage dans la région de Tras Os Montes, au Portugal. Il disait à quel point les gens de cette région étaient en train de planter des châtaigniers, de reconstituer des châtaigneraies. Et je l'entendais marteler ton nom: Gaztain Gaztain, Gaztain. Ce que j'ignorais, c'est qu'à peu près au même moment, Altxor courait en hennissant, ce qui était tout à fait inhabituel, le long de la haie qui longe le chemin vicinal où passait ma fille avec notre chienne. Ce qui a suivi me donne à penser qu'il venait chercher du secours mais comment Itziar aurait -elle pu se douter, comprendre? On se console maintenant un peu en se disant que de toute manière, il était déjà certainement trop tard et qu'il était impossible de faire quoi que ce soit pour te sauver. Un peu plus d'une heure plus tard, c'est Marc, bouleversé au-delà du possible, qui découvrait ton corps couché dans le ruisseau Zuritz qui traverse le terrain de la maison. On a cru que tu avais glissé, que tu t'étais noyée. Mais aucune trace que tu t'étais débattue. Alors mon amie Véro et d'autres personnes me disent : "En allant boire, c'était imprévisible, elle a fait une crise cardiaque ou un AVC, elle est tombée et était déjà morte quand elle a touché l'eau, elle ne s'est pas vu mourir". Mais Altxor, lui, je ne sais pas s'il a compris, mais il a vu. Il s'est planté près de toi en hennissant. Il ne voulait pas te quitter. Et quand vendredi matin un tracteur est venu t' extraire du ruisseau, il l'a suivi, toujours en hennissant. Je n'avais pas le courage de le faire moi-même, alors le voisin présent a posé sur toi une bâche. Ton fils venait gratter, il pensait te retrouver. J'ai posé des bûches sur le pourtour de la bâche et des branchages par-dessus. Depuis, il se traîne comme une âme en peine, son regard est vide, il marche difficilement. Quelqu'un me dit "Ca va lui passer". Tu imagines, ma Gaztain, si on disait cela d' un homme qui a toujours vécu avec sa mère et qui vient de la perdre! Tout à l'heure, l'équarrisseur est venu enlever ton corps. Je préfère épargner à ceux et celles qui me lisent ce que cela a pu être pour Altxor et pour moi. Il est des visions qui ne peuvent jamais s'effacer. J'aurais tant voulu que tu retournes à la montagne, qu'un voisin puisse te porter sur une placette à vautours, ces vautours que tu as vus ou sentis si souvent passer au-dessus de vous deux! Mais voilà, il paraît qu'un nouveau diktat sorti de je ne sais où, interdit aux humains cette pratique en ce qui concerne les chevaux! On ne va pas chercher à savoir pourquoi, hein, Gaztain? On sait que c'est injuste et on en restera là.
Certes, tu étais douce, craintive, pas du tout désireuse de contacts avec le genre humain, tu avais dû en voir des vertes et des pas du tout mûres. Ta peur des bâtons et des manches d'outils était éloquente, et je n'ai jamais réussi à t'en débarrasser. Mais tu étais quand-même une sacrée coquine, plus calme, plus patiente, plus réfléchie que ton bouillonnant de fils, tu étais la première à repérer la grosse bêtise à faire, et lui te suivait. Il y a des lustres, j'ai élevé durant quelques années des chèvres alpines, ton comportement parfois me rappelait celui de l'une d'elle: tu avais envie d'aller quelque part ou d'une gourmandise quelconque. Tu t'installais devant moi qui étais en train de bricoler et tu me fixais avec un regard à faire fondre un rocher. Et tu le faisais fondre, le rocher que je m'étais promis d'être.
Gaztain, ma belle châtaigne, je te demande de me pardonner tous mes manquements, mes erreurs, tout ce que j'ai mal fait envers ton fils et toi, tout ce que j'aurais pu faire de bien et de bon et que je n'ai pas fait. Sans toi, il va falloir réorganiser notre vie, trouver deux brebis Manex pour tenir compagnie à Altxor, abandonner l'estive, chercher un petit terrain à louer plus près, mieux clos (les brebis auraient vite fait de passer chez le voisin en ce lieu où vous passiez l'été, Altxor et toi) , pour qu'il reste deux ou trois mois avec ses deux copines , peut-être agrandir l'abri, que sais -je encore. Trouver le terrain va être un vrai défi, quelque chose de presque impossible. Mais comme il le faut absolument, je me mets en tête que ce doit impérativement être possible, donc que ce sera possible. Parce que, tu sais, Gaztain, que les moqueurs se moquent, je m'en moque, mais j'ai la sensation que ton garçon, tu me l'as confié et que je n'ai pas le droit de te décevoir. Si seulement tu pouvais le voir m'écouter quand je lui dis ça dans l'oreille!
Et puis mon coeur me crie de te couvrir de mercis. Merci de m'avoir rendue un peu meilleure, merci pour la joie qui m'irradiait lorsque je te voyais heureuse (même lors de vos quelques escapades qui me créaient tant de soucis), merci pour toute cette chaîne de solidarité et d'amitié humaines qui s'est créée autour de toi, merci pour ces belles journées de transhumance, merci pour ces improbables rencontres qui ont existé grâce à toi, merci pour toutes les belles choses qui en sont nées. Le 26 novembre prochain, les associations Su aski et Erleak vont planter des arbres, dont une trentaine de châtaigniers, à la maison du pottok originel de Bidarray , alors je te raconte: durant la sécheresse de 2022, je commençais à me désespérer de ne pas trouver de foin pour votre hiver et j'ai passé un appel sur facebook. Le jour-même, Monsieur Laforet que je ne connaissais pas m'écrivait pour me demander de l'appeler le lendemain. C'était pour me dire qu'il connaissait une solution. Et voilà, d'échanges en échanges, nous allons en arriver à cette journée de plantations qui n'aurait pas existé sans vous, sans toi. Merci aussi pour ça. A la pause de midi, ce jour là, je parlerai de vous deux, je te le promets.
Voilà, Gaztain, maintenant, je dois te laisser partir. Mais tu ne sortiras jamais de mon coeur.
Au revoir, ma belle. Je t'aime si fort!