Une contribution de Daniel Labeyrie
Je ne crois plus qu'en un petit brin d'herbe
égaré sur la voie ferrée
Brigitte FONTAINE
Résistantes des fossés, des bords des routes, des chemins défoncés, des prairies à l'abandon, des lisières des forêts, des jardins sauvages, des ornières boueuses, des bordures de champs brûlées, des fentes des trottoirs, des murettes branlantes, des places de village peu fréquentées, des terrains vagues, des friches industrielles... Vous parvenez vaillamment, lors de chaque prin-temps, à montrer vos corolles à l'insu d'une adversité qui n'a de cesse de vous confiner dans de minuscules espaces improbables.
Et pourtant, vous êtes toujours là, modestes fleurs, inflorescences des mauvaises herbes que l'on qualifie de « folles »: permettez-moi de vous rendre un hommage qui peut sembler insolite, en ces temps où l'on anéantit inexorablement ces révoltées saisonnières ne donnant que le meilleur d'elles-mêmes, quelques éclats de couleurs éphémères.
Les jardiniers vous jettent un regard fort peu compassé arborant
une houe aussi affûtée qu'un cimeterre ou vous infligent un bouillon
d'onze heures aussi radical que la ciguë pour un certain philosophe grec.
Chère ficaire aux pétales luisants, tu annonces l'imminence de la venue du printemps: le poète, René-Guy Cadou te vouait une grande tendresse : lorsqu'il quittait son école pour parcourir les chemins, tu te glissais subtilement dans son regard.
Cardamines, vos longues tiges, s'élancent au-dessus des mousses tenaces, libérant vos fleurs mauves avec discrétion et modestie. Une goutte de pluie, un soupçon de brise produit chez vous un balancement qui peut vous être fatal.
Pissenlits, vous avez la force et le caractère ombrageux du mois de mars: vous n'hésitez pas imposer votre autorité dans la petite jungle végétale: vous savez aussi vous accommoder du soleil, de l'heure du jour, et quand vient le soir, vous vous refermez prudemment pour prolonger votre règne aussi longtemps que possible.
Chères stellaires, vous êtes comme les étoiles, fragiles et délicates, vous avez grand plaisir à enchanter les bords des ruisseaux et si le myosotis a toujours la faveur des amoureux, vous méritez tout autant la bienveillance des promeneurs
Campanules, vous vous faites parfois un peu rares car les pâquerettes carillonnent leurs cou-leurs et vous sonnent les cloches
avec prétention. Les petites filles vous assemblent délicatement dans leurs minuscules bouquets. Notre cher Julos Beaucarne ne dit-il pas que « Les campanules hululent le doux nom d'Amarylis » !
Coquelicots, vous avez déserté les champs de blé depuis fort longtemps mais, malgré votre bannis-sement de l'univers céréalier, vous avez su prendre le large pour vous installer sur des îlots de terre ferme où vous tenez la dragée haute à vos ennemis en compagnie du lin qui vous tient discrètement compagnie.
Asphodèles des landes, fleurs de coucou disséminées parmi les hautaines marguerites, mouron rouge ou blanc tant aimé des passereaux, chardons pubescents déchiquetés par la gourmandise mésangère, bugles insignifiants, consoude à l'ombre des haies, ruine de Rome agrippée aux murs fatigués, graminées de toute texture peuplant les prairies...
Tenaces rebelles, continuez à tenir tête à l'uniformité ambiante, colonisez la moindre monceau d'humus, recouvrez la peau desséchée des labours, les brèches des infâmes chantiers abandonnés... Fleurs sauvages des quatre vents, le printemps vous rend grâce d'exister.