Une contribution de Cyril Duclos
C'est à l'automne 1996 que j'ai connu Luc Romann ; mon ami d'enfance et guitariste Frédéric Messine m'avait parlé d'un chanteur "des années soixante " qui cherchait des musiciens pour compléter son orchestre. Son idée était qu'un guitariste de jazz dans le style de Django pourrait l'intéresser.
Nous nous sommes donc rendus chez lui un après-midi alors qu'il répétait. Romann habitait une petite maison pittoresque au bout d'un chemin et l'ambiance était musicale et détendue en ce jour de répétition.
Il m'a proposé de m'assoir avec ma guitare au milieu des musiciens et de participer comme bon me semblait. Le groupe n'était pas encore très au point et j'imaginais qu'ils jouaient ensemble depuis peu. Nous avons passé une journée très agréable et le soir venant, nous nous sommes salués, puis Frédéric et moi avons chargé le matériel et les instruments dans le coffre de la voiture, prêts à partir.
C'est alors que Romann s'est approché pour bavarder encore quelques instants et m'a demandé si cela m'avait plu, ce à quoi je lui ai répondu sincèrement que j'avais apprécié son univers poétique et musical. Nous avons donc convenu de nous revoir prochainement et je l'ai invité à manger chez moi quelques jours plus tard en compagnie de l'ami d'enfance qui avait eu la bonne idée de nous présenter.
Nous avons partagé un repas et une soirée très chaleureuse pendant laquelle je découvrais un peu mieux ce personnage aussi étrange qu'exceptionnel. Il devait se produire en récital à Beaucourt, près de la frontière Suisse quelques jours plus tard et m'a proposé de me joindre à cette aventure musicale. J'ai immédiatement accepté et c'est ainsi que j'ai eu le bonheur de commencer mes premiers concerts avec l'immense Luc Romann.
Ce voyage et le spectacle en première partie d'Anne Vanderlove fut un véritable enchantement, je découvrais le répertoire des chansons de Romann sur scène, dans le feu de l'action car nous n'avions pas eu beaucoup de temps pour répéter et je me laissais guider par mon inspiration pour mes interventions à la guitare. Je le suivais à l'oreille et cette approche intuitive correspondait certainement à ce qu'il recherchait.
Je me souviens d'un petit échange juste avant de monter sur scène où je lui ai dit que j'essaierai humblement " d'ajouter un peu de ma poésie à sa poésie ".
Au retour de ce premier voyage notre collaboration est rapidement entrée dans une phase artistique et amicale intensive comme j'ai rarement connu. Romann était un être attachant, très original, avec une personnalité remarquable, authentique et manifestement à part dans tous les compartiments de l'existence.
" Appelle moi simplement Romann, mes amis m'appellent Romann ! " me dit-il, puis avec humour et entre deux éclats de rire : " tu te rends compte que je t'ai attendu toute ma vie ? Tu arrives tard cette fois ! " m'a-t-il déclaré lors d'un de nos premiers repas en tête à tête.
Nous étions à table depuis midi et vers 18 heures, alors qu'il me tardait de prendre enfin la guitare pour répéter et faire de la musique, il me dit avec les yeux plissés et une mine fabuleuse : " je crois que nous avons bien travaillé aujourd'hui, la musique se joue aussi dans les interstices, les espaces intermédiaires ".
Tout ce qu'il déclarait m'étonnait souvent au plus haut point, puis il m'a proposé de rester pour continuer à converser et festoyer avec lui toute la soirée, ce que nous avons fait allégrement en compagnie de ses chats complices. Nous avons finalement pris les guitares et joué vers les trois heures et demi du matin, l'atmosphère était extraordinaire, et lorsque nous avons finalement fait une pause, le jour se levait. Il m'a offert un café et je suis rentré chez moi avec de la musique plein la tête, il me tardait déjà notre prochaine entrevue.
Nous avons joué ensemble pendant environ quatre ans avec cette intensité. Puis, ses problèmes de santé l'ont obligé à s'arrêter. Nous avons conservé des liens amicaux pendant les dernières années de sa vie jusqu'à sa disparition. Pendant les années d'activité nous alternions répétions, enregistrements et tournées ; l'emploi du temps était assez complet car Romann avait à l'époque envie de relancer sa carrière et réactivait ses réseaux de connaissances pour cela.
Je le rencontrai donc dans un début de cycle, un moment de renouveau et son inspiration artistique était d'ailleurs florissante.
Il n'était pas rare qu'il me présente deux ou trois chansons nouvelles lors de nos séances musicales pourtant fréquentes, il était très créatif à l'époque. Sa musique était imprégnée de voyages merveilleux et d'une mémoire ethno-musicale si vaste qu'elle me paraissait couvrir de multiples styles, continents, origines, et temporalités, allant même jusqu'à emprunter des rythmes impairs très complexes dont il ignorait pourtant jusqu'à l'existence théorique. Romann était un funambule harmonique et rythmique, il avait cette aptitude phénoménale à infuser son inspiration dans la mémoire collective de l'humanité pour en collecter des trésors qu'il apprêtait de ses propres parures émotionnelles et narratives. Romann était un enchanteur et un génie des mille et une nuits de l'improvisation et de la composition, son talent était inouï. Quant à ses textes et poèmes, ils sont dignes des plus grands auteurs. C'était un expert impressionniste de la langue française qu'il aimait tant, recherchant toujours la simplicité, l'efficacité, l'authenticité et la beauté dans la combinaison des mots. C'était un sorcier, un conteur, un poète et lorsqu'il s'exprimait, il savait transporter ses interlocuteurs dans une autre dimension, comme dans une transe hypnotique induite par le rythme des mots et le son de sa voix. Cette faculté à charmer un auditoire entrait dans la plénitude de sa fonctionnalité dès qu'il se mettait à chanter, il sublimait l'ambiance et renouvelait ce prodige toute sa vie avec une aisance incomparable.
Pour les arrangements, il débordait tellement d'idées qu'ils variaient à chaque répétition. Finalement, je constatais qu'il appréciait que la musique soit spontanée, vivante et que ses chansons baignent dans une sorte de régénération créative permanente. Au fil des séances, à force d'improviser, je conservais pourtant certaines articulations ou mettais en place une sorte d'armature harmonique sur ses musiques mais l'improvisation conservait une place prépondérante et même vitale. L'instantanéité était résolument la marque de fabrique de notre association musicale et la variabilité des arrangements était une constante orchestrale.
Romann est certainement un des artistes les plus incroyables parmi ceux que j'ai accompagné et sans conteste celui avec lequel j'ai eu la plus grande connivence. Mais je pense qu'il faisait cet effet à tout le monde tant son aura spirituelle, artistique et humaine sortait de l'ordinaire. Sa longue expérience en faisait un livre d'histoire de la chanson française car il avait connu à peu près toutes les "vedettes" des années soixante. Et de temps à autre il lui arrivait de livrer quelques anecdotes croustillantes, mais jamais sur demande.
Il n'avait pas vraiment de nostalgie pour cette époque et savait éviter le piège de se valoriser en fonction de ces collaborations passées pourtant souvent prestigieuses. Il me décrit ainsi un jour sa rencontre avec Edith Piaf qui l'avait 'convoqué' chez elle pour lui demander de lui composer des chansons. Loin de se laisser impressionner, il avait trouvé Piaf déformée par le prisme de la célébrité, vivant avec une cour malsaine. Il avait à l'époque décider de décliner sa proposition et refusé d'écrire pour elle alors que la plupart des chansonniers de ce temps-là auraient donné beaucoup pour qu'elle ne leur prenne ne serait-ce qu'une chanson.
Il me faisait parfois penser à un mage, un prophète, un grand mystique, un devin, il semblait connaitre d'extraordinaires secrets sur la destinée de l'humanité, la cosmogonie, la transcendance, la thaumaturgie, l'ontologie ou la métaphysique, comme s'il avait vécu dans des époques reculées ou bibliques. C'était un grand sage surgit du fond des âges. Il se décrivait parfois comme un chaman et avait aussi des connaissances très poussées sur la nature, la cuisine, les plantes médicinales et l'art de rêver.
C'était un magicien et son rapport au métier de chanteur était d'ailleurs extrêmement spécial pour ne pas dire totalement unique et inédit. Je n'ai jamais connu un tel détachement associé à ce degré de lucidité. Romann était comme en contact avec sa partie subconsciente, sa connaissance de sa propre nature spirituelle était d'une ampleur incommensurable et un art de vivre intellectif. Il était réellement un Saint Homme, émouvant à chaque instant. Alors que la plupart des artistes démarchent et s'agitent autant qu'ils le peuvent pour se faire remarquer des producteurs et accéder à la célébrité tant convoitée, lui paraissait en contradiction complète avec cet aspect du show-business. Le destin semblait pourtant le poursuivre comme s'il s'acharnait à vouloir le rendre célèbre mais Romann donnait l'impression de s'appliquer à déjouer avec méthode et clairvoyance ce qu'il considérait comme un sortilège de la destinée.
Je me souviens de discours philosophiques mythiques qu'il professait parfois devant un petit feu de cheminée ou lors de voyages en train. "Je suis un amateur et j'entends bien le rester, j'aime les choses imparfaites en cours d'élaboration ", " n'oublie jamais de considérer l'envers de toute chose " et autres déclarations extraordinaires pendant lesquelles il m'affirmait que jamais plus il ne ferait confiance à un producteur, que ces gens appartenaient à un monde qui n'existe déjà plus. Il distinguait les êtres humains des hommes qui selon sa philosophie personnelle n'étaient pas de la même lignée spirituelle et qu'il ne fallait surtout pas confondre. Il considérait la célébrité comme une sorte d'anomalie, une conspiration universelle contre toute forme de créativité, une atteinte à l'identité artistique originelle.
L'industrie du disque n'était pour lui qu'un exemple moyen et médiocre du monde des hommes, malade de son système économique et élitiste. Il ne souhaitait pas y participer et cette décision avait été prise pratiquement dès le début de sa carrière.
Il me contait alors une anecdote qu'il présentait comme un tournant dans sa volonté de vivre son art en retrait. Alors qu'il commençait à être connu au début des années soixante, il entreprit des tournées à l'étranger. Et un jour, attendant son avion dans le restaurant d'un aéroport, il fit malencontreusement tomber un cendrier qui se brisa par terre en mille morceaux. Il assista alors à une scène qui allait profondément le bouleverser : il vit plusieurs de ses "fans" se précipiter pour ramasser et se disputer les morceaux du cendrier et l'un d'entre eux se blessa gravement à la main dans cette cohue. Cette dérive hystérique allait à l'encontre de sa nature profonde et il refusait catégoriquement l'idée d'être adulé.
Sa vision grandiose de l'être humain était inconciliable avec la manière dont se pratique le métier d'artiste dans ce monde et dans cette époque. Il ne connaissait que l'échange, la communion, l'offrande et considérait la notion de commercialisation comme le début de l'anéantissement des valeurs de fraternité qui étaient les siennes.
La compréhension et l'accomplissement de l'art selon Luc Romann et son génie pour le transcender relèvent de l'invocation cosmique, d'un partage infini dans le sens littéral du terme, c'est à dire dont on ne peut observer ni concevoir aucune limite. Je suis intimement convaincu qu'il poursuit cette œuvre dans ces sphères de l'existence supraconsciente dont il a su nous offrir un aperçu émotionnel dans ses chansons et dans ces instants inoubliables de simplicité.