"Le boulot militant, c'est ça: obscur, tenace, quotidien. Il vaut mieux que les mots pour le vanter." Jean-Pierre Chabrol, in "La folie des miens".
Entretien avec Jenofa Cuisset (Merci Lurbeltz)
Fin des années 60 tu as contribué à la création d'une association qui s’appelait Jeunes et Nature. Peux-tu nous dire de quoi il s’agit ? Comment en est-tu arrivée à la création de cette association ?
Le 18 mars 1967 c’est le naufrage du Torrey Canyon. J’avais 14 ans. A la Foire de Paris, Porte de Versailles, sur stand de la LPO, je constate les conséquences sur les oiseaux.
Je vide ma tirelire pour adhérer. Quelques mois plus tard, je commence à traîner du côté du muséum d'histoire naturelle, au siège de la SNPN, la plus ancienne des associations
de protection de la nature. Je rencontre plusieurs personnes de mon âge et en février 1969, nous créons le mouvement Jeunes et Nature, qui a rassemblé pendant plusieurs années, environ 10 000 membres organisés en clubs dans des établissements scolaires ou des MJC.
En août 1971, en vacances au Pays basque comme depuis toujours depuis ma naissance, je rencontre un jeune kanboar, animateur d'un de nos clubs, Pierre Lebaillif. Juillet 1973, je viens vivre à Uhart-Cize où je rejoins mes vieux parents qui figurent parmi les tout premiers donateurs de Garaziko ikastola. Normal, ils sont Picards
pur sucre de betterave (sourire).
Quelles sont vos premières batailles en Pays basque ?
L'association Jeunes et Nature ne prévoyait pas d'adhésions individuelles. Elle était organisée en clubs qui naissaient soit dans des écoles primaires, des collèges, des lycées, des foyers culturels, des MVC (Maison de la Vie Citoyenne), etc ou de la rencontre
de trois ou quatre copains. Quand je suis arrivée à Uhart-Cize en 1973, Pierre Lebaillif, tout jeune lycéen, avait déjà créé deux clubs et organisé des actions sur Cambo les années précédentes. Il y avait, entre autres, un club au Lycée Cassin ( qui s'appelait encore Marracq si je ne me trompe pas), un autre à Villa Pia, un au Lycée Ravel, à la MVC du Polo Beyris, etc. Il me semble me souvenir que nous avons, à un moment, frôlé les 400 adhérents.
Les batailles, nous les menions toutes en même temps. Le Victoria Surf, en particulier avec l'aide de Mende Berri et de Biarritz Ecologie (Maître Maniot-Hennebutte) et toujours à Biarritz le combat contre la marina à la Côte des Basques, la bataille épique contre le
lac d'Iholdy, qui s'est fait malgré tout et qui est maintenant totalement ignoré de tout le monde, la lutte contre les routes de montagne, si chères à Michel Inchauspé et contre lesquelles nous luttions aux côtés d'Eskualdun Gazteria, d'Auñamendi, du Club Léo
Lagrange, de Mende Berri, pour n'en citer que quelques-uns. Les aménagements en montagne, style du projet heureusement avorté, porté par Frantz Dubosq d'un grand centre touristique aux sources de la Bidouze, projet contre lequel nous avions organisé une manif sur place. qui a rassemblé environ 400 personnes. Nous étions aux côtés de Madame Baudon-Larchus, maire de Guethary qui demandait un tunnel pour préserver son village (un numéro d'Enbata, après une manif, montrait des photos d'un petit et déjà âgé hobereau local qui sautait sur la tribune pour gifler Pierre Lebaillif et lui arracher ses lunettes). Nous luttions aussi contre les enrésinements très à la mode à cette époque et nous plantions des feuillus, en particulier à Belloc, chez les moines. Nous avons également organisé des semaines de l'écologie sur Bayonne, avec des animations et des débats auxquels ont participé, entre autres, le Professeur Théodore Monod, JP Leduc, président de FNE, Alain Bombard le marin, l'écrivain et naturaliste François Terrasson et j'en passe. Souvenir aussi de notre lutte au côté d'autres associations et de personnalités comme Bernard Charbonneau ou Jacques Ellul au sein du Comité de Défense de la Côte Aquitaine, contre les méfaits de la MIACA (Mission Interministérielle d'Aménagement de la Côte Aquitaine) et en particulier une exposition que nous avions installée à la mairie de Bayonne avec l'autorisation du maire, Henri Grenet. Lorsque une personne des services municipaux est venue se rendre compte de ce qu'il y avait dans cette expo et qu'elle en a rendu compte au maire, nous avons été éjectés sans ménagement et avons trouvé accueil à l'Evêché. Une chance, en fait, car cela nous a fait une pub d'enfer.
A Pâques 1974, Jeunes et Nature Pays basque organisait l'Assemblée Générale des JN de l'Hexagone à la Citadelle de Saint-Jean-Pied-de-Port. Environ 150 personnes étaient présentes. Le bruit a couru que nous avions accueilli René Dumont, mais c'était faux même si nous avons publié un communiqué de soutien à sa candidature à la présidentielle. Dans ce cadre, une soirée publique (très houleuse) était organisée au trinquet, animée par Pierre Lebaillif et Bernard Charbonneau. Titre: "La mise à sac de la montagne basque ».
Il n'est peut-être pas inutile de préciser, aujourd'hui où l'on n'imagine pas pouvoir organiser quoi que ce soit sans voiture, téléphone portable, ordinateur et autres outils technologiques démodés au bout de quelques mois, que nous n'avions rien de tout ça et que certains même, dont je faisais partie, n'avaient pas de téléphone chez leurs parents, ni même, parfois de vélo.
Tu cites Jacques Ellul, François Terrasson, Bernard Charbonneau… du beau monde.
Justement, Bernard Charbonneau a habité près de Saint-Palais. Peux-tu nous dire quels rapports il entretenait avec le Pays basque ?
Bernard était l'un des grands penseurs du mouvement écologiste. Et tout comme Jacques Ellul, le fil conducteur de sa vie était "Penser globalement, agir localement". Pour lui, pour eux, la nature, que l'on nomme aujourd'hui la biodiversité (technocratie oblige), ne pouvait qu'aller de pair avec la diversité des cultures. L'ethnologue Robert Jaulin écrivait : "Civilisations, unissez-vous pour rester différentes". Bernard proférait à qui voulait l'entendre que ce sont les Basques qui doivent décider pour leur pays. Mais que dirait-il
aujourd’hui devant le discours de certains d'entre eux qui appellent à plus de tourisme en Pays basque intérieur, et devant la folie furieuse de ceux qui chaque année incendient la montagne, la désertifiant et la stérilisant, faisant allégeance aux aides PAC, alors que par ailleurs, bien souvent, ils crachent sur l’Europe ?
A l’époque vous craigniez l’aménagement de la Verna. Il a finalement abouti et n’a pas suscité beaucoup d’opposition. Comme d’autres d’ailleurs. Récemment un projet de réaménagement de la Rhune avec de 500 places de parking, l'ajout de deux trains à crémaillère, d'une passerelle (projet qui n’a heureusement pas abouti,
mais quand même on peut s’inquiéter que de telles idées continuent de courir). Quel regard as-tu sur ces batailles qui ont été menées à l’époque et ce qui se passe
aujourd’hui ?
Le regard de quelqu'un qui ne se pose jamais la question de savoir si tel combat sera gagné ou perdu, mais qui une fois que la décision est prise de lutter, mène ce combat avec ferveur. Certains combats menés par Jeunes et Nature ont été gagnés malgré tout.
Et nous, du haut de notre adolescence qui faisait très joyeusement la nique aux notables et hobereaux du Pays basque et du Béarn, nous nous sommes enrichis en expérience, en
connaissances, nous avons ouvert les yeux sur le monde, au-delà de notre pré carré. La présence plus que discrète mais tellement bienveillante de personnes comme Bernard et Henriette
Charbonneau, Jeannine Orgogozo, Jeannette Renard, Jean Chartier, Maître Maite Maite Maniort ou Colette Pince n'y est certes pas pour rien. Pour les plus engagés d'entre nous, la lutte se poursuit encore avec la même énergie, dans d'autres structures. D'autres n'ont fait
que passer et surfer sur l'air d'un temps tout proche de mai 68 mais je suis persuadée qu'ils en ont gardé un petit quelque chose. Ce dont je suis certaine, c'est qu'une fois commencé à se battre, il faut aller jusqu'au bout, ne rien lâcher. Pour quitter un peu
Jeunes et Nature, je parlerai de LEIA, association qui plus tard s'est battue comme une forcenée pendant 09 ans contre le projet de 2x2 voies dans les Pyrénées basques et qui contre toute attente, a gagné (mais restons très vigilants).
Enfin, le plus triste pour moi, c’est de constater que beaucoup qui étaient totalement avec nous dans les années 70, sont maintenant, au moins ponctuellement, devenus des adversaires (j'utilise ce mot fort volontairement, puisque certains refusent tout dialogue) et je
pense en particulier, mais pas que, à ceux qu'à Su aski nous dénommons "les allumés du chalumeau". Un vrai crève-coeur. Jean Rostand écrivait : "Celui qui défend la vie ne peut
avoir que des alliés occasionnels."
Bernard Charbonneau écrivait en 1973 dans son livre Tristes campagnes : il n’y a pas aujourd’hui de projet humain, il n’y a qu’un projet économique en référence au Plan Monnet visant à doper la production industrielle de l’après-guerre. Pour toi, ce serait quoi un projet humain ici, au Pays basque, sous le regard de Bernard Charbonneau ?
Jean Giono disait que le plus grand écrivain provençal était Shakespeare car il décrivait les passions humaines, donc les passions des provençaux. En ce sens, je trouverais
prétentieux et vain («Fier d'être Basque», ah bon, pourquoi?) de vouloir définir un projet humain en Pays basque en extrayant celui-ci du reste du monde. A partir de là, on pourrait dire qu'un vrai projet humain en Pays basque comme partout ailleurs, tendrait à libérer hommes, femmes et enfants de la dictature de l'économie ("L'horreur économique" dont parle Viviane Forrester), de celle de la technologie qui court toujours après on ne sait quoi, en tout cas pas après l'épanouissement de ce qu'il y a d'humain dans l'humain, et de toutes leurs manifestations parmi lesquelles on pourrait
citer la mécanisation à outrance dans l'agriculture qui a largement contribué à vider les campagnes, l’organisation de la vie humaine autour de la déesse bagnole (cf "L'hommauto" de Bernard Charbonneau), le système méritocratique et en particulier la concurrence à l'école, alors qu'il faudrait favoriser l'entraide. Je me souviens de ce slogan «Réussir au Pays basque» qui, même si l'intention de départ était bonne et tout à fait louable, nous a
toujours semblé à Colette Pince et à moi, occulter des valeurs qui même sous couvert de créations d'emplois, n'étaient pas forcément éthiques.
A Jeunes et Nature, en 1969, nous avions imaginé le concept de JCEVR Jeune Cadre En Voie de Réussite. C'est dire l'amour que je porte au verbe réussir. D'ailleurs, un président nous a appris il y a peu qu'il y a ceux qui réussissent et les gens qui ne sont rien. C'est
dire !
Enfin, un vrai projet humain rappellerait à l'homme quelque chose qu'il a oublié depuis belle lurette, qu'il n'est pas hors de la nature mais qu'il en fait partie. Et donc qu'il n'a pas à la mépriser, à vouloir lui donner des ordres, à la réduire à merci, sous peine de se
prendre un sacré retour de boomerang, ce qui est d'ailleurs en train d'arriver. Ah, cet abominable «Il faut nettoyer la montagne» de nos chers allumés du chalumeau en Pays basque et dans une bonne partie des Pyrénées ! La montagne n'est pas sale, messieurs
dames, ce qui est sale, c’est l'argent distribué par la PAC de manière très inégalitaire et sur des critères bien peu vertueux. Je pense très souvent à François Terrasson qui dans son livre "La peur de la nature", associait la gestion calamiteuse ( d'ailleurs, déjà, le mot
«gestion»--) des écosystèmes à celle nos émotions que nous préférons étouffer en nous, car comme la nature qui ne se laisse pas maîtriser facilement, elles nous effraient. En effet, oui, il y a la nature en chacun(e) de nous comme autour de nous. François serait bien
heureux, j'en suis certaine, d'entendre nombre de jeunes et moins jeunes aujourd'hui affirmer : "Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend."
"L'homme est sans remède. Il est bien entendu que, le sachant, je pense à mille remèdes » disait l'Homme du Contadour.
Tu parlais du mot « biodiversité » qui ne te plait pas du tout. Dans le livre "Tristes campagnes", B.Charbonneau semble se méfier du mot environnement qu’il met systématiquement entre guillemets. Qu’est-ce qui le gênait dans ce mot d’après toi ?
L'environnement, c'est un concept de technocrate, c’est l'homme au milieu, centre du monde, tout puissant, ayant tous les droits et surtout celui d'écraser le reste du monde vivant, «Vrai Dieu né du vrai Dieu», comme on dit à l'église. La biodiversité, encore un mot
tordu, inventé par des gens qui ont conscience de devoir s'extirper du concept de l' environnement mais qui n'ont pas le courage d'aller jusqu'au bout de leur ressenti et de leurs convictions. Ououh, les gens, vous avez entendu parler du mot nature?
Toujours dans "Tristes campagnes", B.Charbonneau écrivait cette phrase extraordinaire : « On pleure les indiens des autres, mais on tue les siens ». C’est une pensée totalement contraire à celle d’un Jean Lassalle. B.Charbonneau parlait aussi
d’ethnocide. A quoi faisait-il référence ?
Jean Lassalle a une pensée?
Que Bernard Charbonneau me pardonne, mais je trouve qu’en comparant les Basques aux Indiens, il les surestimait. Même si les guerres entre tribus étaient omniprésentes et que leur respect de la vie humaine ne sautait pas vraiment aux yeux, la principale
caractéristique de la culture indienne était un immense respect pour la nature dans son ensemble et pour chaque être vivant en particulier. Ils vivaient de la chasse mais n’ont jamais créé de déséquilibre et encore moins fait disparaître la moindre espèce d'animal sauvage. Peut-être parce qu'ils avaient la reconnaissance du ventre, mais aussi par une certaine forme de spiritualité. Le Pays basque, du moins en ce qui concerne Iparralde, a vu disparaître son dernier ours dans les années 1930, et pas à cause de colonisateurs ! Or, quand j’entends aujourd'hui certains éleveurs (on ne peut plus les appeler des paysans),traiter leurs vaches de putes ou de saloperies, ou encore des chasseurs qui emploient les mêmes mots pour parler de l'animal qu'ils viennent de transformer en cadavre sans besoin, juste pour le "plaisir", riant et buvant autour de sa dépouille, je ne trouve ni reconnaissance du ventre ni spiritualité. Je veux bien croire que ce sont la mondialisation, le productivisme, le système des aides agricoles, les technologies de toutes sortes éloignant les hommes du reste du monde vivant qui ont perverti le comportement de ces gens dans leur rapport avec les animaux sauvages ou domestiques. Cela voudrait alors dire que ce
qu'il y avait encore d'indien en eux, notre système technico-économique a fini par en avoir raison.
Pour revenir au terme d'ethnocide, à quoi penses-tu qu'il faisait référence ? Parce que le terme parle de la destruction de la culture. Mais je n'ai pas lasensation qu'il faisait une vrai différence entre nature et culture.
Je ne le pense pas non plus, je crois plutôt qu'il songeait à l'effondrement de ce qu'il considérait comme la civilisation paysanne, avalée goulument par le système industriel et productiviste et de plus en plus technologique, ce que Jean Giono
nommait " Le Leviathan à torse de fournaise" et qui peu à peu a esclavagisé des paysans réticents au début et qui sont devenus consentants au fil du temps, jusqu'à sombrer corps et âme dans une servitude volontaire. En ce sens, Bernard Charbonneaurejoint une fois de plus Giono qui en 1938 (deux ans après "Les vraies richesses") publiait "Lettre aux paysans sur la pauvreté et la
paix" où l'on peut lire :" Les deux grands systèmes sociaux modernes, le capitalisme et le communisme, sont des systèmes de démesure. Ils détruisent tous les deux la petite propriété paysanne. Le paysan ne peut accepter ni l'un ni l'autre sans devenir
d'un côté un capitaliste, de l'autre un ouvrier." Et comment ne pas penser également à Robert Jaulin, dans son livre La paix blanche, qui dénonce la trilogie "Ethnocide, écocide, suicide", le troisième terme étant bien entendu induit par les
deux premiers?
A plusieurs reprises, tu parles des « allumés du chalumeau ». C’est ton combat actuel. Peux-tu nous en dire un petit mot ?
Développer ce sujet, c'est le travail de l'association Su aski. En quelques mots, tout de même : au risque de choquer, je dirai que cela fait un bail qu'une grande partie de la montagne d'Iparralde est pelée par l’action humaine inconsidérée et irréfléchie, et ne doit
son aspect verdoyant qu'à la très grande pluviosité que nous avons connue jusqu'il y a peu. A la fin des années 70, l'abbé Mongaston, à l'origine du Lycée agricole de Garazi, me disait à quel point il était chagriné de voir le peu d'amour de ses ouailles pour les
arbres qu'il considérait, lui, comme indispensables à notre survie. Que dirait-il aujourd'hui de cette litanie d'appel aux milieux ouverts alors que déjà à l'époque, il n'en voyait, lui,
que de fermés. Depuis, les choses ont terriblement empiré. Ce qui était encore considéré comme une ressource (des arbres, fruitiers ou non, des plantes mellifères), est devenu gêne vers la course aux aides PAC, surtout depuis l'arrivée des photos satellites à la
redoutable précision. S'ensuivit une généralisation annuelle de la mise à feu de la montagne tout entière, sous couvert d'une tradition avec laquelle elle n'a pourtant strictement rien à voir. La soi-disant tradition d’aujourd'hui, c'est une course effrénée vers
des maladies respiratoires dues aux concentrations de particules fines, une participation non négligeable au réchauffement climatique, une fonte rapide de la «biodiversité» végétale et animale, une érosion accélérée du sol qui nous conduira au désert style Bardenas si nous continuons ("Les forêts précèdent les hommes, les déserts les suivent"), une injustice sociale tant les aides de la PAC favorisent les gros au détriment des petits,
ce qui entraîne la concentration des fermes (dénommées aujourd'hui «exploitations», les mots ont un sens) et donc un démantèlement progressif du tissu paysan. Victoire de
L’horreur économique ( Viviane Forrester). A moins que… Chiche !
Propos recueillis par Lurbeltz