J'ai longtemps cru que le monde était une vallée de terre riche, dominée par les contreforts des monts Aberdore et au nord
par le mont Kenya. Je pensais que les acacias au feuillage mince et dur, les torrents vivaces et purs où nous allions chercher l'eau étaient éternels. Et j'imaginais que les champs où
ma mère me déposait, enfant, pour mieux ramasser le managu, ce légume vert sauvage qui accompagnait nos gâteaux de maïs, seraient toujours fertiles. A mes yeux, cette vallée du Rift où
mon père travaillait dans la ferme d'un colon britannique était l'univers tout entier. Et cet univers avait la couleur des forêts. Il avait l'odeur des épices et du pyrèthre. Il avait
aussi ses lois.
Après la seconde guerre mondiale, de nombreux soldats de l'armée britannique avaient été récompensés en recevant des terres dans les lointaines
colonies. Les peuples indigènes, systématiquement évincés, avaient cependant droit à un petit lopin pour faire vivre leur famille lorsqu'ils acceptaient de travailler pour les
Blancs. C'était le cas de mon père, venu des montagnes, et issu d'un peuple robuste, travailleur et, du fait du climat en altitude, insensible à la malaria. Toute sa vie, il a
travaillé à Nakuru pour le même propriétaire blanc, M. Neylan, au point de le considérer avec déférence comme un ami. Je ne suis hélas pas certaine que M. Neylan pensait à mon
père dans les mêmes termes...
De chez moi, on pouvait apercevoir les neiges du mont Kenya, à 5 000 mètres d'altitude. Il y en avait encore beaucoup à cette époque. Et mon peuple, les
Kikuyu, respectueux de cette majesté qui émergeait parfois des nuages, considérait la montagne comme sacrée. Dieu, "Wanenaga", y habitait, disait-on avec respect. Mais la montagne
n'abritait pas seulement "Wanenaga". Elle apportait aussi l'eau. Trois cents sources en jaillissaient, alimentant la plus large rivière du Kenya, la Gura. Il faut que vous imaginiez la
puissance tumultueuse de ces flots, alors ! Le fracas des pierres qui roulaient ! La largeur impressionnante de la rivière ! Nous prenions l'eau aux sources. La nourriture était
abondante, à portée de main, dans la nature si généreuse qui nous environnait. Je n'avais qu'une ou deux robes, nous n'avions pas l'électricité dans notre case, mais jamais nous ne nous
sommes sentis pauvres.
Si je vous décris ces paysages, c'est parce qu'ils ont aujourd'hui disparu et que cette perte est une menace mortelle pour le Kenya, l'Afrique et
peut-être le monde.
Un peu avant l'indépendance, en 1963, la classe politique kényane s'est attachée à former une nouvelle élite et a décidé, en association avec la fondation
américaine Kennedy, l'envoi d'étudiants africains aux Etats-Unis. Ce fut ma chance. Très bonne élève d'une institution catholique de Nairobi, j'ai été sélectionnée et me suis envolée
pour New York en 1960. J'en suis revenue six ans plus tard, bardée d'un diplôme de sciences et de biologie, et métamorphosée. J'avais acquis de l'assurance et la force de soulever des
montagnes. Cela tombait bien. A mon retour, mon Kenya tant aimé était méconnaissable.
Les terres où vivaient mes parents avaient été réunies par le remembrement. Les talus et les buissons coupés. Les arbres avaient disparu. Les forêts de
bambous épaisses et profondes, peuplées autrefois de singes columbus superbes avec leurs longs poils noir et blanc, avaient été brûlées pour dégager des terres cultivables.
A Nairobi, où j'enseignais à l'université, je fréquentais les mouvements féministes qui essaimaient en Afrique dans les années 1970. On y trouvait des
femmes très éduquées comme moi, mais aussi des analphabètes venues de la campagne. Lorsque ces dernières m'ont dit qu'elles n'avaient plus assez d'eau potable, ni de petit bois pour le
feu, ni de nourriture pour leurs enfants, lorsqu'elles ont parlé de l'abattage des arbres et des champs de thé, j'ai compris que quelque chose de grave s'était produit. Ces paysannes,
qui venaient parfois des régions mêmes de mon enfance, se plaignaient toutes de la pauvreté. De la dureté du quotidien. De l'assèchement des terres. La rivière Gura, si pure et si
tumultueuse autrefois ? L'eau y était désormais noire, les pierres figées, le débit faible.
Jusque-là, les Britanniques avaient remplacé une partie de la forêt indigène par des plantations d'espèces plus lucratives comme le pin, importé de
l'hémisphère Nord, ou l'eucalyptus, venu d'Australie. Mais, depuis l'indépendance, les paysans étaient libres de planter des cultures qui leur avaient été autrefois interdites, comme le
thé et le café, bien plus rentables à l'exportation. Et la déforestation s'était donc intensifiée, accentuant encore l'érosion.
Lorsque les destructions ont progressé vers la montagne, personne n'a protesté. Cela faisait tant d'années que les missionnaires, complices de tous les
pouvoirs successifs, raillaient le mysticisme africain, que nos mythes les plus sacrés s'étaient effondrés. A quoi bon protéger une montagne dont personne ne croit plus qu'elle abrite
Dieu ? Notez pourtant ce chiffre stupéfiant : à l'époque de la colonisation britannique, 30 % du territoire étaient couverts par la forêt. Aujourd'hui, la forêt représente à peine 2 %
des terres. Mon rêve s'est donc dessiné peu à peu avec la disparition des arbres et la fonte des neiges du mont Kenya. Oh, il a commencé modestement, et sur une idée toute simple : à
ces femmes qui décrivaient leurs champs devenus infertiles, j'ai proposé de replanter des arbres. C'était en 1974, et je n'avais alors pas de stratégie très élaborée. Mais je suis allée
voir un forestier et j'ai réclamé des plants. Quinze millions. Il a ri. "Quinze millions ?" "Nous sommes 15 millions de Kenyans. Un Kenyan, un arbre."
Et nous avons monté une organisation avec les femmes. Nous avons organisé les pépinières. Et puis le transport des arbres, des pépinières jusqu'aux
bordures des champs où ils devaient "habiller" les terres en formant une "ceinture verte" qui permettrait de limiter l'érosion, de faire revivre la faune et peu à peu de reconstituer la
forêt. Il a fallu encore convaincre les fermiers de planter un arbre qu'ils ne verraient peut-être jamais adulte, leur donner un petit pécule et transformer ainsi cet acte écologique en
moyen de subsistance. Mais notre mouvement, La ceinture verte, était né.
Beaucoup de terres avaient été privatisées dans les années 1980, et les forêts rasées. Chaque année, une partie des biens nationaux continuait d'être
ainsi dilapidée dans un système où la corruption était maîtresse. Il a donc fallu dénoncer le pillage de notre terre par ceux-là mêmes qui étaient censés la protéger. Désigner les
bénéficiaires et les responsables, c'est-à-dire essentiellement le gouvernement. Cela fit de nous des gens dangereux. Et nous avons commencé à être persécutés.
Nous avons été arrêtés plusieurs fois. Nos manifestations ont été interdites. Des procès nous ont été intentés. Mais La ceinture verte était devenue si
populaire que j'ai dû organiser la récolte des fonds nécessaires à des plantations plus massives encore. Rien ne pouvait m'arrêter.
Quand on m'appela, un matin d'octobre 2004, pour m'annoncer qu'on m'attribuait le prix Nobel de la paix, je suis tombée des nues ! La paix ?... Oui, la
paix. Et c'est bien de cela, au fond, qu'il s'agit. Détruire l'environnement affecte les conditions de survie des hommes et fournit le cadre de conflits potentiels. Paix, gestion
durable des ressources et bonne gouvernance sont indissociablement liées. Y a-t-il meilleur symbole de paix et d'espoir qu'un arbre vivant ?
Alors je rêve que les Africains comprennent que la protection de la nature préservera d'abord leur autonomie et leur capacité à se nourrir. Je rêve que
l'Afrique se dote de dirigeants compétents et en finisse avec ces corrompus qui privatisent, détruisent les territoires et sèment la guerre. Je rêve que le pouvoir, si clairvoyant sur
l'intérêt des bûcherons, des promoteurs immobiliers et des compagnies de téléphone, cesse d'être aveugle devant ces étendues de cèdres et d'eucalyptus asséchées. Je rêve que l'Eglise
nous offre, de mission en mission, de prêtre en prêtre, un précieux réseau d'éducation populaire. Je rêve enfin que l'on continue de replanter des arbres, par milliers, par millions, et
qu'en retrouvant ses forêts, ses couleurs, l'Afrique découvre la démocratie et la paix.
En savoitr plus sur Wangari Maathai :
http://en.wikipedia.org/wiki/Wangari_Maathai